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Toutes les grandes villes de l’Angleterre, de l’Irlande et de l’Ecosse apprirent à connaître les traits fameux de l’écrivain, et partout il put s’assurer que sa popularité n’était pas un vain mot. C’est ainsi qu’après une lecture faite à Belfast on se précipitait sur lui dans la rue en lui disant avec l’accent classique de la contrée : «Faites-moi l’honneur de me donner une poignée de main, monsieur Dickens, et Dieu vous bénisse, monsieur, car ce n’est pas seulement ce soir, c’est depuis bien des années que vous avez été une lumière dans ma maison. » Et à York une dame qu’il ne connaissait pas l’arrêtait pour lui dire : « Monsieur Dickens, voulez-vous me permettre de toucher la main qui a rempli ma demeure de tant d’amis? »

C’était là le secret d’un enthousiasme sans exemple : Dickens était un ami pour chacun de ses lecteurs, et cette foule qui se pressait pour l’entendre, avant même qu’il ouvrît la bouche, était déjà conquise à sa parole par la reconnaissance et par la sympathie. Ce sentiment le soutenait dans la fatigue extrême que lui imposaient des auditoires de 2,000 à 3,000 personnes et la nécessité de voyager nuit et jour en chemin de fer pour satisfaire à des engagemens trop rapprochés. C’est à cette époque qu’il fut pris au pied gauche d’une sorte de paralysie dont il ne se débarrassa plus entièrement et qui aurait dû lui servir d’avertissement salutaire; mais il n’avait jamais su modérer ses forces, et son courage l’entretenait dans une illusion qui finit par lui être fatale. Au lieu de se reposer, il eut la funeste idée de passer en Amérique pour y achever avec ses lectures la fortune commencée en Angleterre. Jamais homme, à en croire M. Forster, n’attacha moins de prix à l’argent, et il est certain qu’il l’avait toujours dépensé comme il le gagnait, sans compter. Il est certain aussi que l’établissement de ses fils le préoccupait beaucoup depuis quelque temps; c’est peut-être là qu’il faut chercher surtout la raison de sa terrible et glorieuse tournée aux États-Unis. Et cependant il y a quelque chose de pénible à le voir supputer d’avance le nombre de dollars qu’il en rapportera et apprécier la différence du papier américain à la livre anglaise. C’était sans doute de l’argent bien acquis et d’autant plus légitime qu’il n’avait jamais tiré le moindre profit de la vente de ses livres en Amérique; mais le romancier s’évanouissait, et l’on n’apercevait plus que l’homme d’affaires. Il arriva à Boston au mois de novembre 1867, et l’accueil qu’il reçut fut aussi bienveillant qu’il l’avait été vingt-cinq ans auparavant : il ne restait plus trace du ressentiment causé jadis par certains passages de Martin Chuzzlewit. Horace Greeley, le célèbre journaliste, se fit dans la Tribune l’introducteur de Dickens pour cette seconde visite, dont il expliqua l’objet. La série des lectures commença, et de Boston à Baltimore une furie d’enthousiasme éclata