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devant le public quelques-uns des êtres auxquels son imagination avait donné la vie. On a cru que l’amour de l’argent n’avait pas été étranger à cette entreprise, et il est certain que le profit devait être considérable; mais la vraie raison, on vient de la voir, et peut-être Dickens était-il le premier à la colorer d’une apparence de nécessité domestique, sous prétexte de payer, comme il disait, la propriété qu’il avait acquise. A ce motif, un autre plus intime venait s’ajouter, qui lui rendait l’action et le mouvement plus nécessaires que jamais : Mme Dickens allait quitter, pour n’y plus rentrer, la maison de son mari. Il peut sembler étrange qu’après avoir passé vingt-deux années ensemble et élevé dix enfans, la vie commune fût devenue intolérable aux deux époux; mais il y avait longtemps, paraît-il, que l’incompatibilité de leurs humeurs avait éclaté. La séparation, une fois résolue, devait être tenue secrète. Dickens eut le tort de l’annoncer au public au moyen d’une note insérée dans les Household-Words, pour répondre à certaines calomnies où son nom avait été mêlé à celui d’une personne qui lui était chère. Il eut le tort plus considérable encore de mettre ses lecteurs au courant de ses affaires privées par une lettre adressée à l’un de ses amis, M. Smith, qui n’eut rien de plus pressé que de la communiquer au correspondant du journal américain New-York Tribune. M. Forster, qui parle de cette lettre sans la citer, assure qu’elle était confidentielle, et que Dickens se plaignit toujours de ce qu’elle eût été divulguée; une pareille interprétation ne peut malheureusement pas subsister quand on en a sous les yeux le texte malencontreux. Dickens commence par prier M. Arthur Smith de le montrer à tous ceux qui ont à cœur de lui rendre justice ainsi qu’à tous ceux qui par erreur ont été induits à lui faire tort. Il déclare que Mme Dickens et lui ont vécu très malheureux ensemble pendant de longues années, que jamais humeurs ne furent plus opposées que les leurs, et que la présence de la sœur de Mme Dickens, Georgina Hogarth, a seule empêché jusqu’alors leur séparation. « Depuis l’âge de quinze ans, ajoute-t-il, elle (Mlle Hogarth) s’est dévouée à notre maison et à nos enfans... Quelque effort que j’y fasse, je ne peux m’imaginer ce que ces derniers seraient devenus sans cette tante, qui a grandi avec eux, à laquelle ils sont passionnément attachés, et qui a sacrifié pour eux le meilleur de sa jeunesse et de sa vie... Depuis quelques années, Mme Dickens a pris l’habitude de me représenter qu’il vaudrait mieux qu’elle allât vivre de son côté; — que, se voyant de jour en jour plus étrangère dans la maison, elle sentait augmenter la maladie mentale dont elle souffre quelquefois, et qu’elle ne se trouvait plus capable de mener la vie d’épouse,... à quoi je répliquais invariablement que nous devions porter notre infortune et lutter jusqu’au bout, surtout par