Page:Revue des Deux Mondes - 1875 - tome 8.djvu/115

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

surface que de profondeur, plus d’éclat que de solidité. Il n’en était pas de même dans Martin Chuzzlewit. La verve incomparable y courait aussi brillante qu’au début, mais l’étude des caractères y prenait quelque chose de plus magistral et de plus élevé. Pour tout dire en un mot, des types apparaissaient dignes de prendre place à côté de ceux qui sont entrés dans le domaine commun de la littérature romanesque, et qui, sans être moins anglais, étaient pourtant plus humains et plus vrais. Au premier rang, et dépassant les autres de toute la tête, était Pecksniff. On a dit que cette espèce de Tartuffe n’était possible qu’en Angleterre. Hélas ! il n’en est rien. Partout où se glisse à côté de la vraie dévotion une dévotion fausse, on rencontre des Pecksniff. On en trouve au nord et au midi, dans toutes les classes de la société, en bas comme en haut. Pecksniff ne parle pas de sa haire et de sa discipline, il est vrai, mais il excelle à mêler Dieu dans tout ce qu’il fait, et pratique le pardon des injures. « Charity, ma chère, quand je prendrai mon chandelier ce soir, faites-moi penser à prier plus particulièrement que d’habitude pour M. Anthony Chuzzlewit, qui a commis une injustice à mon égard. » Soyons moraux, répète-t-il à tout propos, ce qui ne l’empêche pas de capter un héritage, de s’associer avec des chevaliers d’industrie et de s’enivrer à l’occasion. Il n’est pas moins sinistre que Tartuffe, mais il est plus plaisant, et ce n’est pas sans une grande habileté que Dickens, pour atténuer l’odieux du personnage, a jeté sur lui cette teinte comique qui le rend si divertissant malgré l’horreur qu’il inspire. Et dans quel admirable milieu Pecksniff s’épanouit, et quelle société que celle où se rencontrent Charity, la fille aigre et mûre, Mercy, l’enfant insouciante et rieuse, l’horrible tribu des Chuzzlewit, M. Mould, l’entrepreneur des pompes funèbres, si jovial dans son intérieur, et enfin la garde-malade, véritable chef-d’œuvre de l’humour anglais, mistress Gamp, dont le nom ne peut plus se prononcer qu’à travers un éclat de rire, tant est bouffon le cortège d’idées, de mots, de gestes et de manières qu’il fait passer devant l’esprit! Horrible mégère, s’il en fut, mais de joyeuse compagnie, femme « qu’on aimerait à enterrer gratis, et proprement encore, » comme le dit M. Mould, son admirateur, et à laquelle on ne saurait rien comparer dans aucune littérature. Elle est avec Pecksniff la figure la plus étonnante de cette galerie d’hypocrites, d’égoïstes, de scélérats inaccessibles aux lois, et, comme lui, elle est devenue la personnification de toute une race d’êtres particuliers : ces noms propres se sont changés en noms communs. Ce qui gâte le roman, c’est justement ce qui contribua d’abord à en relever la fortune vacillante, c’est-à-dire le fameux épisode du voyage de Martin en Amérique. Il causa de l’autre côté de l’eau une tempête d’indignation, et bien à tort, car, à tout prendre, les plus maltraités