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hé! aussi bonne qu’une autre; c’est une question d’opinion. — Et mon homme regardait le feu, promenait les yeux autour de la chambre, et sifflait entre ses dents. Dès que je changeais le sujet de la conversation, il se remettait; mais malgré des essais répétés je ne touchais jamais à la question de l’école sans remarquer que, même au milieu d’un éclat de rire, il perdait contenance et avait l’air mal à l’aise. A la fin, après que nous eûmes ainsi passé une heure ou deux fort agréablement, il prit tout à coup son chapeau, s’appuya sur la table, et, me regardant en plein visage, il me dit à voix basse : — Eh bien ! monsieur, nous avons eu beaucoup d’agrément à nous trouver ensemble, et je vais vous dire mon sentiment. Ne laissez pas votre veuve envoyer son petit garçon chez un de nos maîtres d’école, tant qu’il y aura dans Londres un cheval à garder ou une gouttière pour y dormir. Je ne voudrais pas dire du mal de mes voisins, et c’est tout tranquillement que je vous parle; mais que je sois damné si je vais me coucher sans vous dire, dans l’intérêt de cette veuve, d’éloigner le petit garçon de pareils coquins, tant qu’il y aura dans Londres un cheval à garder ou une gouttière pour y dormir. — Il répéta ces derniers mots avec une grande chaleur et d’un air solennel qui faisait paraître sa joyeuse face deux fois plus large; puis il me serra la main et s’en alla. Je ne l’ai jamais revu, mais je m’imagine quelquefois que je retrouve dans John Browdie un faible reflet de cette figure. »

Cette confidence de l’auteur nous prouve quel sérieux il mettait dans ses compositions romanesques en les appuyant toujours sur des faits d’observation réelle, et nous apprend en même temps comment il créait ses personnages. Cet aimable et franc citoyen du Yorkshire, au visage comme au parler large, qui remplace les o par des a et fourre partout le plus d’r qu’il peut, entrevu à la clarté du foyer dans une auberge de petite ville, ce sera tout à l’heure l’honnête John Browdie, le massif amoureux de miss Price. Il en est de même de tous les héros du romancier, les plus pathétiques comme les plus burlesques. Tous, il les a rencontrés perdus dans la foule, invisibles pour les yeux du vulgaire, mais néanmoins vivans. Avec le secret du génie, il les tire du néant, les façonne, leur donne un relief qu’on a pu quelquefois trouver excessif, quoiqu’il ôte moins à leur réalité qu’il n’ajoute à leur originalité, les enferme dans sa pensée, vit avec eux, puis au moment voulu les lâche par le monde.

Dickens a connu plus que personne l’attachement du créateur à sa création. Ces enfans de son imagination devenaient bientôt pour lui des êtres animés et palpables dont il partageait les peines et les joies, et sur le triste sort desquels il ne laissait pas de gémir, sans leur épargner pour cela la plus petite infortune. C’est ainsi qu’au