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Dickens, on peut le dire, aura été heureux jusqu’au bout. Tout lui a réussi dans ses entreprises littéraires, et maintenant qu’il n’est plus, l’ami qui de son propre aveu l’avait le mieux connu s’étudie à le faire revivre, et trace en pied son portrait, mais avec une vérité discrète, sans dissimuler les parties faibles et sans jeter sur l’homme le masque trompeur de l’idéal.


I.

On avait toujours soupçonné que dans un des romans les plus fameux et les plus touchans de Dickens une part de réalité se mêlait à la fiction, et que l’histoire du jeune David Copperfield pourrait bien n’être que celle de l’auteur lui-même plus ou moins déguisée. On ne se trompait pas, et les allusions allaient peut-être encore plus loin qu’on ne pensait. A bien des reprises, Dickens a fait entrer dans ses récits les souvenirs de son enfance et de sa jeunesse. Pour peindre les misères poignantes qu’il a si bien décrites, pour évoquer toutes ces figures maladives et souffrantes qui traversent son œuvre, il n’avait pas besoin d’inventer, il n’avait qu’à se souvenir. Il avait en effet reçu la plus forte éducation possible, non celle que donnent les grandes institutions classiques et qui fait des hommes d’état brillans, ou des hommes de loi recherchés, ou des hommes d’église savans, mais celle que se donnent les âmes généreuses abandonnées à elles-mêmes, et qui peut faire suivant l’occurrence des artistes, des poètes ou des romanciers. Dickens fut un de ceux-ci, et, puisqu’il a lui-même dans un curieux fragment d’autobiographie levé le voile et raconté ses premières années, il faut avouer que jamais début dans la vie ne fut plus difficile et plus pénible que le sien.

Né en 1812 à Portsea, près de Portsmouth, et fils d’un commis des bureaux de la marine, il passa son enfance dans la gêne, et de la vie de famille ne connut guère que les côtés sombres. Son père, John Dickens, semble avoir été un brave homme assez insouciant qui s’était fait une habitude de la misère, et dont les embarras domestiques ne parvenaient pas à déconcerter la philosophie. Quant à sa mère, Elisabeth Barrow, on ne la voit paraître souvent ni dans la vie ni dans les souvenirs de son fils. Elle et son mari font involontairement penser au couple immortel qui dans le roman de David Copperfield flotte sans cesse entre les résolutions suprêmes et l’espoir d’une bonne aubaine, entre le suicide et la confection savante d’un bol de punch à l’orange. Ce n’est malheureusement pas le seul rapprochement qui se présente à l’esprit : il en est un autre plus naturel encore, et auquel l’auteur songeait sans doute lorsqu’il traçait dans la Petite Dorrit le portrait douloureusement comique d’un