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conservatrice. Personne ne songe à contester la redoutable clairvoyance de M. de Bismarck ; est-il nécessaire à sa gloire qu’on le tienne pour infaillible ? et n’a-t-il pas déclaré lui-même, dans une dépêche qui a figuré au procès du comte d’Arnim, que les hommes d’état ne doivent pas se piquer de trop prévoir, que leur habileté consiste à se tenir toujours en mesure de profiter de l’imprévu ? On affirme que peu de jours avant qu’éclatât le pronunciamiento alphonsiste, le chancelier de l’empire allemand avait reçu de son ministre à Madrid des nouvelles rassurantes touchant la solidité du gouvernement qu’il avait fait reconnaître par l’Europe. Au surplus, il est permis de douter qu’en prêtant son puissant concours au duc de La Torre il n’ait pas eu d’autre but que de rendre un service désintéressé aux principes conservateurs. Il a fait souvent profession d’une absolue liberté d’esprit à cet égard, il n’a jamais dissimulé qu’à son sens les principes avaient fait leur temps, et qu’il ne réglerait jamais sa conduite que sur ses intérêts. Apparemment le duc de La Torre devait dans sa pensée lui servir à quelque chose, et il est possible que le citron soit tombé de sa main avant qu’il en eût entièrement exprimé le jus. Ceux qui se flattent de tout savoir assurent que le véritable objectif de la politique prussienne dans la Péninsule était l’unité ibérique, c’est-à-dire la réunion de l’Espagne et du Portugal sous le même sceptre. Contentons-nous de croire que, jalouse d’étendre partout sa clientèle, elle aurait vu avec plaisir régner à Madrid un prince qui lui aurait dû sa couronne, et qu’à son défaut elle eût volontiers prêté les mains à la continuation d’un régime provisoire, dont la faiblesse avait besoin de protection et de conseils. La restauration des Bourbons n’a pu lui être particulièrement agréable ; c’est la seule royauté qui ait quelques racines dans ce sol tremblant de la Péninsule, fissuré et crevassé par les révolutions, la seule qui puisse se flatter de subsister par elle-même et prétendre à quelque indépendance. M. de Bismarck a été un trouble-fête dans ces jours d’allégresse ; il a jeté un nuage sur le retour triomphal du jeune roi par ses réclamations impérieuses et acerbes au sujet d’un bâtiment de commerce allemand qui, à vrai dire, avait plus souffert de la tempête que de la fusillade des carlistes. Il tenait à rappeler au nouveau souverain, dès le lendemain de son avènement, qu’il avait à se mettre en règle avec lui et qu’il est dangereux d’encourir son déplaisir. Ce premier avertissement peut avoir d’heureux effets, s’il empêche le nouveau gouvernement espagnol de donner trop de gages au parti clérical ; ses exigences vont toujours au-delà de toutes les concessions qu’on peut lui faire, et M. de Bismarck n’admet pas qu’on lui concède rien. La crainte de Berlin est aujourd’hui le commencement de la sagesse politique, et il est bon de la ressentir dans une juste mesure.

C’est l’armée qui a rappelé de son exil le prince des Asturies et l’a ramené sur son trône. Ainsi s’est évanouie l’illusion du petit nombre