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pour le gagner à leur cause ; on lui a tout promis, il n’a rien refusé, mais, hésitant, combattu, il n’a pas su faire son choix à temps. Peut-être jugeait-il dans le secret de son cœur qu’on ne lui promettait pas assez ; peut-être la première place dans une république ou la présidence des conseils d’un roi constitutionnel ne suffisaient-elles pas à son ambition. Qui peut dire jusqu’où s’égarent les espérances d’une âme espagnole qui met dans le gouvernement des choses de ce monde le destin à la place de la raison ? Cependant on a lieu de penser que, livré à lui-même, à ses propres inspirations, il se fût accommodé du rôle que lui offraient les chefs du parti alphonsiste et de la gloire de restaurer le trône qu’il avait renversé ; mais le maréchal ne s’appartient pas toujours, ses affections influent sur sa conduite, et plus d’une fois, assure-t-on, il a sacrifié son bon sens à la chimère que caresse une des plus charmantes têtes de l’Europe. Cette chimère, si la chronique fait foi, consiste à croire que tout est possible, que depuis que la duchesse d’Aoste, qui n’était pas d’une famille régnante, s’est assise sur le trône d’Espagne, il est permis à une duchesse espagnole de rêver une fortune pareille, et que la beauté n’a tout son prix que lorsqu’elle est rehaussée par ce brillant et pesant joyau qu’on appelle une couronne.

Dès le printemps de l’année dernière, un des hommes marquans du parti alphonsiste avait dit : Ou le maréchal sera à nous, ou il ne sera rien. Les irrésolutions, les ajournemens du duc de La Torre favorisaient les projets des alphonsistes, dont les forces et les prétentions grandissaient rapidement ; ils devaient bientôt se mettre en état de se passer de lui. Quelqu’un l’a défini un lion pour attaquer, mais un lion qui n’a jamais su se défendre. En effet, le maréchal s’est mal défendu. Il ne pouvait ignorer ce qui se méditait et se tramait contre lui, ni s’abuser sur la faiblesse de sa situation. Il songea un moment à demander la confirmation de ses pouvoirs à de nouvelles cortès, il y renonça bien vite. Après lui avoir été utiles, les cortès auraient pu devenir gênantes, et il craignait tout ce qui aurait pu entraver la liberté de ses déterminations. Il est vrai qu’il eut la bonne chance de se voir consacrer en quelque mesure par l’Europe, qui, sur les instances de M. de Bismarck, s’était décidée à le reconnaître. Il se pourrait faire que ce succès lui ait été fatal, qu’il se soit trop fié à cette reconnaissance pour le garantir contre tous les dangers. Il a cru trouver un surcroît de sûreté dans les petites précautions et les petites ruses, dans la suspension ou la suppression de quelques journaux hostiles, dans le déplacement de quelques généraux, et il a vécu ainsi au jour le jour, se prêtant à tous les pourparlers, évitant soigneusement de conclure, heureux de gagner du temps, se fiant au hasard, qui n’aide d’ordinaire que ceux qui s’aident eux-mêmes. Il n’a pas vu que le seul moyen qu’il eût de se sauver était de vouloir quelque chose et de dire hautement ce qu’il voulait.