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sont minées par des érosions. Les ingénieurs se gardent bien de redresser le cours lorsqu’il est tortueux, afin de ne pas troubler la pente naturelle que l’eau s’est donnée ; ils ne prennent pas la peine de draguer les hauts-fonds, parce que de nouveaux apports de sable combleraient le trou que la drague aurait creusé. S’ils édifient un pont, un mur de quai, ils ont soin que ces ouvrages ne rétrécissent ni n’élargissent le débouché des eaux. En un mot, ils respectent jusque dans ses écarts le lit que la rivière s’est préparé ; c’est une œuvre de nature que la main de l’homme ne modifierait pas sans produire de graves dégâts[1]. Ce que l’on a fait sur la Seine montre ce que l’on aurait à faire sur les autres rivières de France pour les assouplir à la navigation, à l’exception de quelques cours d’eau dont il serait impossible de dompter les allures torrentielles.


II

C’est depuis cent ans une question fort discutée entre les ingénieurs de savoir ce qu’il faut préférer d’une rivière canalisée ou d’un canal latéral. Le grand ingénieur anglais Brindley, qui a doté son pays d’un magnifique réseau de voies navigables, prétendait au siècle dernier que Dieu a créé les rivières pour alimenter les canaux. Et en effet, laissant de côté l’Yrwell et la Mersey, il a creusé le canal du duc de Bridgewater latéralement à ces cours d’eau. En France, on s’est montré moins absolu ; par exemple on a continué la navigation dans le lit de l’Yonne d’Auxerre à Laroche, bien qu’il eût été sans doute moins onéreux de creuser un canal à côté. Au surplus, la réponse à cette question dépend surtout des conditions particulières à chaque cours d’eau ; ainsi le canal de Roanne à Châtillon s’explique par la mobilité excessive du lit de la Loire. En général, lorsqu’une rivière a beaucoup de pente, qu’elle est soumise à de fortes crues, et surtout si le fond se modifie suivant le niveau des eaux, il vaut mieux creuser un canal à côté que de prétendre à l’améliorer. Depuis l’invention des barrages mobiles, on tente volontiers de dompter des rivières que l’on aurait crues jadis rebelles à la navigation ; toutefois il faut peut-être s’attendre tôt ou tard à

  1. Ceci n’est point absolu. Les rivières dont le cours est très lent et la pente très douce peuvent être redressées sans inconvénient. Les ingénieurs autrichiens en ont donné un bel exemple sur la Theiss, qui sort de marécages au pied des monts Carpathes et vient se jeter dans le Danube près de Belgrade avec une chute de 44 mètres seulement sur 1,200 kilomètres de long. La Theiss, dont le régime est très régulier, a été raccourcie d’un tiers par des redressemens de rives. C’est encore, malgré ces travaux, l’une des rivières les plus lentes et les plus paisibles que l’on connaisse.