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Ségur serait tombé sur la lisière de la forêt de Nasielsk, si un mot russe prononcé par lui n’eût arrêté subitement les lances et les sabres. Le chef de ces Kalmouks, un de ces beaux Cosaques du Don aux traits persans, demeurait calme au milieu de cette furie. On lisait sur son noble visage qu’il dédaignait de frapper un ennemi vaincu. Plusieurs fois il avait jeté à ses hommes un mot que ceux-ci n’avaient point voulu entendre : Nikalé ! nikalé ! Évidemment c’était l’ordre d’arrêter la tuerie. Ségur eut assez de présence d’esprit pour leur répéter d’une voix impérieuse : JSikalèl Aussitôt les fureurs s’apaisent, et les physionomies féroces n’expriment plus que l’étonnement. Ségur apprit depuis que ce mot signifiait : ne frappez pas ! Inattentifs à la voix de leur chef, les Kalmouks avaient été stupéfaits d’entendre un mot de leur idiome national dans la bouche d’un ennemi.

Tout n’était pas terminé ; en lui laissant la vie sauve, ils n’avaient pas renoncé à le piller. Son épaulette de chef d’escadron avait tout d’abord excité la convoitise des pillards. Un officier supérieur ne doit-il pas avoir les poches bien garnies ? En quelques tours de main, le voilà dépouillé ; il ne lui reste plus que sa chemise, et, si le noble chef à la figure persane, qui regarde la scène d’un air impassible, ne donnait l’ordre de lui laisser au moins son pantalon, vous voyez dans quel état il partirait pour la captivité qui l’attend. Et comment part-il ? Je suppose qu’en pareille occurrence le lettré le plus expert, le rhapsode le plus dévoué à ses textes classiques, n’a guère le temps de se rappeler Homère ou Virgile ; sans cela, il se serait souvenu du héros lié au char du vainqueur et emporté sur la poussière sanglante. Des coups de feu se rapprochant, les Kalmouks eurent peur, et leur férocité se réveilla. « Alors, dit Ségur, remontés précipitamment sur leurs chevaux, et moi seul à pied au milieu d’eux, ils m’entraînèrent par les bras et les cheveux au galop de leurs montures. D’autres par derrière m’accablaient de coups. Ils me traînèrent ainsi jusqu’à l’arrière-garde d’Ostermann, où enfin ils s’arrêtèrent. » Essoufflé, suffoqué, presque évanoui, Ségur était encore en butte à des violences odieuses, quand tout à coup, apercevant un colonel russe à la tête d’un régiment, il se redresse, se dégage et va se mettre sous sa protection. « Je suis colonel comme vous, lui crie-t-il ; nous ne traitons pas ainsi nos prisonniers. Me laisserez-vous aux mains de ces sauvages ? »

C’est ici que commencent les heures douloureuses de la captivité. Ségur est conduit auprès du général comte Ostermann-Tolstoï, qui essaie d’abord de lui arracher des renseignemens sur les marches de l’armée française, mais qui, bientôt honteux de ses menaces et rappelé au sentiment de l’honneur par la fière attitude du