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solder 200,000 hommes, tant il comptait d’avance sur les dépouilles de la Prusse ! Était-ce de sa part une présomption que la fortune aurait pu cruellement châtier ? Non, c’était la certitude que procure au génie la vue nette et précise du grand échiquier des manœuvres. Il avait appris à Saint-Cloud le 24 septembre par les renseignemens de Berthier que l’armée prussienne, au lieu de rester sur la défensive le long de l’Elbe, s’avançait au-delà de ce fleuve, au-delà même de la Saale, jusqu’à Hof dans la Haute-Franconie, se dirigeant du côté d’Erfurt, de Gotha, de Weimar, de Fulde, et menaçant la ligne du Mein dans l’espoir de surprendre nos cantonnemens entre le Rhin et le Danube. Là-dessus, il avait envoyé à Soult l’ordre d’accélérer sa marche vers la Franconie, et il était parti le jour même pour se placer au centre des mouvemens. On ne peut se soustraire ici à un rapprochement qui contient la plus forte et la plus amère des leçons. A voir l’armée prussienne, si brave, si fière de sa discipline et de ses traditions, se précipiter si étourdiment par les chemins qui aboutissent à Iéna et à Auerstaedt, comment ne pas comparer ses fautes à celles qui ont causé nos désastres ? Du côté des Français en 1870 comme du côté des Prussiens en 1806, l’histoire signale le même aveuglement. Écoutez ces mots et cherchez de quels acteurs il est question : « A leurs yeux, cette guerre était une affaire d’honneur qu’il fallait vider sans délai, sans autre considération, sans seconds même. L’emportement fut si aveugle qu’on ne songea qu’à attaquer, on oublia de se défendre. Ils négligèrent jusqu’à l’armement et l’approvisionnement de leurs forteresses. Tout répondit à cette fougue inconsidérée. La garnison de Berlin en donna le premier signal, elle partit de cette ville comme une émeute, en tumulte, marchant tout exaltée, criant de joie, se précipitant à une lutte si sérieuse, comme les foules enivrées courent à leurs rendez-vous de plaisir et à leurs fêtes ! » Qui a écrit cela ? C’est le général Philippe de Ségur parlant des préliminaires d’Iéna et d’Auerstaedt ; on dirait qu’il parle des préliminaires de Sedan, de Metz et de Paris.

Ségur a pris part le 14 octobre 1806 à la journée d’Iéna, comme il avait pris part le 2 décembre 1805 à la journée d’Austerlitz. Il était auprès de l’empereur, transmettant les ordres du chef et payant de sa personne. On le vit braver la mort avec une audace tranquille, ou se tirer des plus mauvais pas avec une héroïque aisance. Vers la fin de la bataille, — il était environ trois heures, — Ségur rendait compte à l’empereur d’une opération du maréchal Lannes et de la fuite des Prussiens sur Weimar, quand plusieurs boulets saxons vinrent bondir entre leurs chevaux. L’empereur lui dit : « Il est inutile de se faire tuer à la fin d’une victoire, mettons pied à terre. » Ensuite il lui donne l’ordre de faire avancer sur ce point