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en Sicile, où la reine Caroline s’est retirée avec le reste de ses troupes. Après une exploration pénible, tantôt par mer dans une barque de pêcheur, tantôt sur le littoral au milieu des rochers, il atteint le pied d’un écueil formidable. C’est Scylla. Comment ne pas oublier un instant les instructions du général en chef, et l’expédition de Sicile, et la reine Caroline, et les lazzaroni ? Il regarde, il écoute : ne va-t-il pas voir apparaître quelque image « des six gueules toujours béantes du monstre à la dent vorace ? » ne va-t-il pas distinguer dans le bruit des flots quelque apparence « de ces horribles hurlemens semblables aux lugubres cris d’une meute furieuse et aboyante ? » Non, la mer est calme, les vagues se jouent en silence au pied du géant. De cette vive peinture du poète de l’Odyssée, il ne retrouve que la hauteur gigantesque et la forme pyramidale du roc. Homère a vu le rocher de Scylla cacher son front dans les nuages ; il n’y avait point de nuages le jour où Ségur y arriva, le ciel était serein, le couchant dorait la haute cime, ce ne fut que l’ombre transparente d’une belle nuit qui en déroba bientôt les lignes et les arêtes. On reprit alors les plans, les dessins, et l’on se remit à l’œuvre ; la poésie cédait la place à la réalité, le lettré s’effaçait devant l’ingénieur militaire. Une ville et un château occupaient le plateau du rocher de Scylla ; Ségur et ses camarades y passèrent la nuit. Le lendemain, ils reconnurent que le monstre aux six gueules, aux dents menaçantes, aux aboiemens féroces, pouvait offrir un abri favorable pour une flottille.

Ce mélange des poétiques souvenirs et de la géométrie guerrière donne un grand charme à l’épisode dont nous parlons. Souvent au milieu des plus sérieux travaux une rencontre fortuite évoque les figures des anciens âges. Ainsi dans la Calabre ultérieure, chargé de tracer le plan d’une route qui, traversant les Apennins, rapprocherait les mers Tyrrhénienne et Ionienne, il trouve sur son chemin un village singulièrement pittoresque, bâti sur un plateau escarpé. Vena, c’est le nom de ce village, a été construit au moyen âge par des Grecs émigrés. Les descendans de ces colons, lorsque Ségur les visita en 1806, avaient conservé pieusement les traditions, la langue, la religion de leurs aïeux ; rien n’avait changé dans les coutumes nationales transmises du père au fils et de la mère à la fille. Pauvre petite tribu hellénique obstinément fixée dans la Grande-Grèce ! C’est peut-être le prestige de tant de contrastes qui fait rayonner ici le pinceau du voyageur ; en tout cas, il y a vraiment plaisir à rencontrer des esquisses comme la suivante parmi tant de scènes de gloire et de sang. « Leurs filles, au beau profil grec, étaient encore vêtues de leur double tunique blanche et bleue, elles marchaient les cheveux tressés et flottans, la tête découverte. On distinguait les femmes à leur tunique rouge, au long voile attaché à leurs