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sa lunette, sa perruque même, qui tombèrent à la mer, car Villeneuve passait trop lourde lui pour qu’il pût l’atteindre ni même en être entendu. » M. de Ségur ajoute qu’il avait eu des rapports avec Magon dans plusieurs missions précédentes et que sa conviction sur ce point était aussi assurée que celle de Lauriston : si Magon eût été à la place de Villeneuve, la face du monde était changée !

Une scène à jamais mémorable est celle qui eut lieu le 13 août 1805 au camp impérial du Pont-de-Briques. M. Thiers la rapporte d’après un fragment de mémoires écrits par le comte Daru ; M. de Ségur, qui la tient de Daru lui-même, en a reçu l’impression immédiate avec un trésor de détails. Il est quatre heures du matin ; l’empereur vient d’apprendre que Villeneuve, au lieu d’arriver dans la Manche, est allé se réfugier dans un port d’Espagne. Ainsi tout est perdu ! Il ne fera pas sa descente en Angleterre, il ne rendra pas aux Anglais sous un roi privé de raison les visites qu’ils nous ont faites sous un roi insensé ; ces plans, ces préparatifs, cette conception immense, cette assurance de conquérir la paix du monde au cœur de la Grande-Bretagne, tout cela est vain par la timidité d’un homme ! Il mande aussitôt Daru ; Daru accourt et le trouve agité, farouche, le chapeau enfoncé jusque sur les yeux, le regard foudroyant. « Dès qu’il aperçoit Daru, il court à lui, et, l’apostrophant : « Savez-vous où est ce j…f….. de Villeneuve ? Il est au Ferrol ! Comprenez-vous ? au Ferrol ! Ah ! vous ne comprenez pas ? Il a été battu ! il est allé se cacher dans le Ferrol ! C’en est fait, il y sera bloqué ! Quelle marine ! quel amiral ! que de sacrifices inutiles ! » Cette explosion dure près d’une heure, explosion de colère et de douleur, à la fois effrayante et déchirante, triviale et sublime. Enfin, quand il a déchargé son âme, il s’arrête tout à coup, et montrant à Daru un bureau chargé de papiers : « Mettez-vous là, dit-il, écrivez ! » Et aussitôt, sans transition, sans repos, se ressaisissant lui-même par un acte de volonté souveraine, il lui dicte le plan d’une campagne victorieuse jusqu’à Ulm, jusqu’à Vienne ! Son armée faisait face à l’Océan sur plus de deux cents lieues de front, elle va faire volte-face et marcher au Danube. Là, plus d’incertitudes comme sur la mer, plus de retards inévitables, plus d’obstacles invincibles, par conséquent plus de chefs irrésolus. Quand il règle tous les mouvemens de ces grandes masses, on dirait qu’il les décrit. Ce qu’il ordonne de faire, il le voit. Il voit l’armée se rompre, les colonnes se former, chaque corps, au jour dit, à l’heure dite, atteindre le rendez-vous prescrit. En tel endroit on surprendra l’ennemi, en tel autre on l’attaquera de vive force. Bien plus, il devine les mouvemens de l’armée autrichienne qui seront déterminés