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quelle ampleur M. Thiers a traité ce sujet aux quatrième et cinquième volumes de son Histoire du Consulat et de l’Empire, M. de Ségur a su être encore intéressant et neuf, même après ce beau récit. Je trouve par exemple, dans les pages de Ségur, un fait très curieux que n’a pas mentionné M. Thiers. Au mois de juillet 1804, lorsque Napoléon, après les fêtes du sacre, reparut soudainement à Boulogne, il voulut un jour, pour exercer sa flottille, la mettre sous voiles en face de l’escadre anglaise. Le ciel était menaçant ; le contre-amiral qui se trouvait là jugeait la chose imprudente et le dit avec franchise. L’empereur insiste, l’amiral tient bon. Alors Napoléon s’emporte avec une telle violence que le marin, se croyant menacé d’un outrage, met la main sur la garde de son épée. On le désarme, et la flottille part. Le marin ne s’était pas trompé dans ses pronostics ; Napoléon, il est vrai, repoussa l’escadre anglaise et lui prit même un bâtiment, mais il fut exposé aux derniers périls par cette tempête à laquelle il ne voulait pas croire. Quatre de ses embarcations périrent ; il faillit lui-même être submergé. Ces deux fautes si graves, l’une contre sa flotte, l’autre contre son loyal officier, il les répara cordialement. On le vit, pendant une nuit entière, diriger le sauvetage des naufragés, comme il avait dirigé la manœuvre dans le combat ; quant au contre-amiral, il lui avoua son tort, lui pardonna le sien, et lui fit oublier sa violence.

Un an plus tard, le 24 juillet 1805, lorsque l’amiral Villeneuve eut manqué l’occasion d’attaquer la flotte anglaise à la pointe du Finistère et de venir dans la Manche protéger les opérations de la flottille, tout le monde sait quelle fut la colère de l’empereur contre le chef irrésolu qui faisait échouer une de ses plus prodigieuses conceptions. M. Thiers est disposé à une certaine indulgence à l’égard de Villeneuve ; il croit qu’on l’a trop décrié, « selon l’usage pratiqué envers ceux qui sont malheureux ; » M. de Ségur porte le même jugement, mais un détail curieux, un détail tout nouveau, c’est le témoignage qu’il rend au contre-amiral Magon, l’homme qu’il eût fallu à Napoléon dans cette immense affaire pour exécuter ses ordres et changer le cours de l’histoire. La chose mérite d’être signalée ; des épisodes comiques s’y mêlent aux plus sérieuses pensées et donnent à la narration un relief qu’on voudrait rencontrer plus souvent. « Je tiens, dit-il, de Lauriston, depuis maréchal et pair de France, alors aide-de-camp de Napoléon et embarqué sur la flotte de Villeneuve, que, le lendemain de ce combat, le contre-amiral Magon, au premier signal donné par cet amiral de lâcher prise sur la flotte anglaise, fut saisi d’un tel transport d’indignation qu’il écuma, trépigna, se mit à courir furieux sur son vaisseau, et que, voyant passer en retraite celui de son amiral, il l’apostropha, lui lança dans sa rage inexprimable tout ce qu’il trouva sous sa main,