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des volontaires de Bonaparte. Dans l’intervalle des combats, Macdonald étant allé conférer avec Moreau jusque dans Augsbourg, le hasard voulut que le régiment de Ségur y fût de passage ce jour-là même. Le général Dumas l’y retint, le présenta aux deux généraux et le fit inviter à un dîner que Moreau offrait à Macdonald. Le repas fut splendide, « repas de vainqueurs servi par les vaincus aux sons d’une musique martiale. » Que de brillans officiers autour des illustres chefs ! quel éclat, que d’or ! que de gloire ! « Jamais, dit Ségur, je n’avais rien vu de pareil, j’en fus ébloui. Je commençai à comprendre qu’aux illustres souvenirs de notre ancienne aristocratie d’autres célébrités, d’autres souvenirs désormais ineffaçables succédaient, qu’on allait dater d’une autre ère fortement empreinte, et qu’il y avait déjà là les bases profondes d’une société nouvelle. » Il s’aperçut en même temps que le premier consul avait des adversaires, des rivaux, et que bien des griefs, sans parler des ambitions, séparaient de lui quelques-uns de ses lieutenans les plus glorieux. À ce dîner d’Augsbourg, les mécontentemens avaient éclaté en paroles amères avec une étrange liberté.

C’étaient là des spectacles pleins d’enseignemens pour un esprit attentif et réfléchi. Le jeune Ségur écoutait et regardait, s’initiant chaque jour aux événemens d’un monde si nouveau. Cette explosion de plaintes dont le hasard l’avait rendu témoin, et qui se prolongea les mois suivans à l’armée de Macdonald, lui révéla un des principaux caractères de la société issue de la révolution. Il sut ce que signifiait la passion de l’égalité. Ces armées plébéiennes avaient le sentiment de ce qu’elles avaient accompli. Très fières à l’égard des aristocraties européennes qu’elles avaient tant de fois vaincues, elles n’étaient pas moins hautaines en face du pouvoir qui s’élevait en France et qui déjà subordonnait tout à un maître. Dès le début du consulat, les soldats de Moreau et de Macdonald épousaient avec ardeur ces ressentimens de leurs chefs. Si je note ces dispositions en passant, c’est que Ségur les éprouva lui-même avec une certaine vivacité ; il est curieux de voir à quelles tentations avait été exposée l’inexpérience du jeune sous-lieutenant. « On sait, dit-il, quels fruits amers produisit la fierté indépendante et jalouse de nos chefs ; elle fut fatale à Moreau quatre ans plus tard, elle borna la carrière de ses meilleurs lieutenans, et suspendit pendant huit ans celle de notre général. » Ainsi parle, à propos de Macdonald et de Moreau, celui qui devait être deux ans plus tard l’aide-de-camp le plus dévoué du premier consul et de l’empereur. Il n’est pas inutile de constater qu’il a obéi assez longtemps aux inspirations des deux chefs ; on verra tout à l’heure que, le jour où il se tournera de l’autre côté, ce ne sera pour avoir subi la fascination de la force et de la victoire ; des sentimens plus nobles expliqueront sa conduite.