Page:Revue des Deux Mondes - 1875 - tome 7.djvu/843

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

de son petit-fils, l’attira, le pressa sur son cœur, puis, lui remettant vingt louis (c’était presque tout ce qu’il possédait) : « Tenez, dit-il, voici de quoi vous aider à compléter votre équipement ; allez, et du moins soutenez avec bravoure et fidélité, sous le drapeau qu’il vous a plu de choisir, le nom que vous portez et l’honneur de votre famille ! » N’est-ce pas là une scène à la Corneille ? La vie qui s’ouvre de la sorte, quelques hasards que l’avenir lui réserve, ne sera point une vie vulgaire. On y voit d’avance la marque du destin. La vocation de Philippe de Ségur, l’originalité comme l’honneur de sa vie, c’était manifestement d’unir l’ancien monde au monde nouveau, dût cet effort lui causer souvent les plus cruels déchiremens intérieurs. Les paroles du vieillard furent son viatique au milieu de toutes les épreuves. Un demi-siècle plus tard, il écrivait ces mots : « Cinquante ans se sont écoulés, et je ne songe jamais à ce noble et pénible adieu, à cette bénédiction si mâle et si touchante, sans en être ému jusqu’au fond de mes entrailles. »

Le premier consul devait une attention particulière à ce jeune homme qui avait si spontanément répondu à son appel et qui, pour s’attacher au drapeau de la France nouvelle, avait bravé des émotions si poignantes. Dès le 1er mai 1800, Philippe de Ségur est nommé sous-lieutenant dans les hussards de Bonaparte. Est-ce à dire qu’il soit déjà complètement dominé par le prestige de la gloire ? Est-il déjà dévoué au premier consul comme il le sera plus tard à l’empereur ? Pas encore. Il éprouve au contraire bien des doutes, ses préjugés se réveillent, il craint les railleries des salons, il a besoin de se faire toute sorte de raisonnemens subtils pour se disculper ou s’étourdir. Il se dira par exemple qu’il n’a pas cessé d’être l’homme de son parti en prenant cette cocarde, qu’il va former avec ses camarades les élémens d’une légion royaliste, et que, désormais groupés et armés, les représentans de l’ancienne société française ne seront plus surpris par les violences d’une convention nouvelle ou d’un nouveau directoire.

Admirables projets, pourvu que les événemens s’y prêtent ! En attendant, le premier consul, qui vient d’organiser rapidement sa campagne contre la coalition européenne (Autriche, Allemagne, Angleterre), assigne un rôle à ses jeunes volontaires dans l’expédition qui se prépare. Il les passe en revue à Dijon le 6 mai 1800. Ségur et ses camarades font partie de la réserve, et bientôt les voilà en Suisse dans l’armée des Grisons. On sait que Macdonald commandait l’armée des Grisons et Moreau l’armée du Rhin, tandis que Bonaparte avait pris pour champ d’action la Haute-Italie. Ces deux chefs, Moreau et Macdonald, étaient unis par les sentimens de l’opposition la plus vive contre le premier consul. Ce fut une des premières impressions que recueillit à l’armée le jeune sous-lieutenant