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livres avant d’avoir pensé ; il se forma une politique sur ouï-dire, très fier d’ailleurs de sa hardiesse, comme s’il eût prouvé sa race en se séparant de son père et fait œuvre d’homme en épousant des colères puériles.

Ainsi, après le long engourdissement de son enfance, on voit quelle avait été de quinze à dix-sept ans l’incohérence de ses impressions et de ses pensées. Exaltation, désespoir, frivolité, cette âme mobile avait connu les états les plus différens, et il semblait qu’elle fût condamnée désormais aux dissipations énervantes. Précisément à cette date, la terreur de 1797, aussi odieuse et plus vile encore que celle de 1793, avait confirmé son horreur de la révolution sans donner à ses idées politiques une direction plus élevée. Tout était trouble, confus, équivoque, dans son intelligence mal conduite, quand il vit Bonaparte occuper les Tuileries le matin du 16 brumaire et le 9e dragons, s’élançant de la grille du Pont-Tournant, partir au galop pour Saint-Cloud. L’impression fut brusque et profonde, il en résulta pour lui deux de ces avertissemens auxquels on ne résiste pas. Le premier s’adressait au rêveur incohérent, le second au politique frivole. Le premier lui ordonnait l’action, la lutte, la guerre, comme un remède aux songeries malsaines ; le second lui faisait entrevoir un dénoûment à la révolution. Si le jeune Ségur, qui comprit immédiatement le premier, ne se rendit au second que plus tard, tous les deux, à quelques années de distance, s’imposèrent à son esprit avec la même force et dominèrent toute sa vie.

Voilà, au point de vue personnel de M. de Ségur, les deux choses qui remplissent les sept volumes de ses mémoires. On y voit, sous l’action d’un génie extraordinaire, un enfant malingre devenir un soldat, un caractère étroit devenir une des intelligences les plus larges et les plus impartiales de nos jours. Qu’eût été Philippe de Ségur sans Napoléon ? Peu de chose assurément, un mondain attristé, un froid rimeur de salon, l’émule timide de cet oncle, le vicomte Joseph-Alexandre, qui faisait des comédies jusqu’à la veille de la terreur, et qui, à peine sauvé de la guillotine, revenait si vite à ses moutons. Le vicomte de Ségur avait donné à la Comédie-Française en 1791 le Fou par amour, en 1792 le Retour du mari, et il faut croire que la prison même ne l’avait pas empêché de poursuivre in petto ses combinaisons théâtrales, puisque six mois seulement après le 9 thermidor il faisait représenter une nouvelle comédie en vers intitulée le Bon Fermier. Grâce aux confidences que nous livre si sincèrement le général de Ségur, on devine sans peine ce qu’il serait devenu au milieu de ces jolis diseurs de riens. Voyez-le refaire son éducation sous une discipline d’un autre ordre ;