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chansons obscènes. Laurent se mêlait aux plaisirs de la foule et composait pour elle les Canti carnascialeschi, poésies où certains passages sont d’une incroyable immoralité. En cela, il obéissait au dévergondage de sa propre imagination, et aussi à un calcul politique qui a toujours été celui des usurpateurs de la liberté. « Afin d’empêcher les citoyens de penser à un changement, s’écriait Savonarole en 1493, ils savent distraire et occuper les esprits par des fêtes, des parades et des spectacles. » Or il est incontestable que Laurent contribua beaucoup à la démoralisation de ses contemporains, et, sous ce rapport, il mérite toutes les sévérités de l’histoire.

A ne considérer les choses qu’au point de vue matériel, les dix dernières années de la vie de Laurent pouvaient être regardées comme les plus heureuses que les Florentins eussent jamais traversées. De son côté, Laurent croyait avoir complété, non-seulement à son profit, mais au profit de sa postérité, l’entreprise tentée par ses ancêtres. Cependant vers la fin de sa vie les nuages commencèrent à obscurcir l’horizon. Un moine du couvent de Saint-Marc à Florence osa revendiquer son indépendance religieuse et ne relever que de sa conscience en face d’un homme habitué aux hommages et à l’obéissance du clergé tout entier. En prêchant l’austère doctrine de l’Évangile à des auditeurs qui entendaient souvent dans les églises les échos de l’érudition profane, et dont les noms d’Aristote et de Platon frappaient aussi fréquemment les oreilles que le nom de Jésus-Christ, — en annonçant les châtimens réservés par Dieu à une société plus affamée des trésors d’ici-bas que des biens du ciel, il décriait implicitement le faux paradis terrestre où Laurent avait parqué ses concitoyens. Vainement le maître de Florence enjoignit-il au réformateur de modifier ses prédications. Savonarole, sous une impulsion irrésistible, poursuivit ce qu’il regardait comme une mission imposée par Dieu, et, chose étrange, il conquit en peu de temps une immense popularité auprès de cette multitude naguère encore si frivole, si avide de plaisirs. Laurent se résigna ; mais dans sa clairvoyance il dut remarquer que peu à peu les Florentins échappaient à son influence, et qu’une sourde opposition se formait, même parmi les hommes de son entourage. Cette opposition n’était point très redoutable pour lui, mais elle pouvait devenir un sérieux péril pour son fils. C’est ce qui arriva. Le pouvoir de Laurent après tout était un pouvoir exclusivement personnel, reposant tout entier sur un homme. Or Pierre de Médicis, qui joignait à la présomption la faiblesse et l’incapacité, n’était pas de force à soutenir un pareil fardeau. Il succomba sous le poids de ses fautes, après avoir lâchement trahi, au profit de Charles VIII, les intérêts d’un peuple dont son père avait si bien su assurer le bien-être à l’intérieur et défendre l’honneur au dehors.