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monde est entassé pêle-mêle dans d’obscurs réduits, les singes, les chiens savans avec les gens. Dans la journée, on prélève par la ville, sous prétexte de musique, une aumône déguisée. D’autres échappés de la péninsule confectionnent à domicile des statuettes, des figurines en plâtre, les promènent partout, les vendent pour un maigre profit.

C’est encore autour des Cinq-Points que réside la tourbe des Juifs polonais et allemands qui font le commerce des vieux habits. Des loques sans nom étalent aux portes et aux devantures de boutiques basses et sombres leur vermine et leur saleté ; partout d’immondes ruelles, d’ignobles couloirs, qui conduisent dans des cours plus ignobles encore. Les jardins de ces vieilles maisons, depuis longtemps abandonnées par les riches, qui eurent là un de leurs quartiers favoris, ont vu s’élever à leur place d’autres maisons à plusieurs étages. L’air manque, mais non les habitans, car la fourmilière est pleine. On appelle ces logis tenement-houses, maisons à loyers ; elles profilent leurs façades lépreuses sur cinq et six étages de haut, et dans ce pays où chacun prétend avoir son home, son foyer à lui, chaque étage, chaque appartement de ces maisons abrite plusieurs familles. D’une fenêtre à l’autre, à travers les cours et les rues, on voit le linge étendu sur des cordes : c’est la lessive des locataires qui sèche sans façon au soleil ; on se dirait dans les vieux quartiers de Naples, de Rome ou de Gênes.

Tous les gens en haillons, à quelque race qu’ils appartiennent, tous ceux qu’a flétris la misère, grouillent et se donnent ici rendez-vous. Voulez-vous voir le nègre aux lèvres lippues choyé par une femme à peau blanche, pénétrez dans cette cour, frappez à ce logis obscur, vous apercevrez le noir Apollon qui se prélasse sur un canapé crasseux. La femme travaille, repasse ; lui fume nonchalamment son cigare et regarde de grosses bagues à ses doigts. Voulez-vous voir le Chinois enivré d’opium, l’œil éteint, la figure pâle, montez par cette échelle branlante, entrez par cette porte étroite, et contemplez un moment cette scène. Ils sont là quatre ou cinq étendus sur un hideux grabat. Sont-ce là des faces humaines ? Le maître de céans, John Chinaman, est bon enfant, il est poli, vient à votre rencontre, et loin de vous jeter dehors, ce qu’il serait en droit de faire d’après les usages américains, car vous ne lui avez pas été présenté, il vous offre un siège boiteux, voire une pipe au tuyau de jonc venue du pays natal, une tasse de thé, et vous salue profondément en s’inclinant jusqu’à terre. Les murs sont tapissés de pancartes multicolores, où des hiéroglyphes d’un pied de long, dessinés par un calligraphe habile comme les fils de l’empire des Fleurs savent l’être, étalent leurs capricieux méandres. Sur un autel, vous