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prisonnière. Les masses de la banquise, bien que momentanément disloquées par les chaleurs de l’été, n’accusaient aucun symptôme de débâcle, et dès le milieu d’août les quelques chenals qui s’étaient creusés entre les îles et le continent commençaient à se refermer. Voici comment a lieu, au rapport des explorateurs, la formation de cette glace nouvelle. Ce sont d’abord de petites dentelures isolées qui se juxtaposent au hasard et sans offrir primitivement aucune cohésion ; on voit ensuite apparaître une pâte épaisse qui finit par s’amalgamer en une croûte, et cette croûte a tant de souplesse qu’elle reproduit sans se rompre, en petits moulages bien marqués, toutes les soufflures de la houle. A la mi-septembre, cette glace pouvait déjà supporter le poids des traîneaux. M. Koldewey et ses compagnons en profitèrent pour visiter, à l’aide de ces véhicules, quelques points de leur archipel ; malheureusement les excursions d’automne ne durent guère, dans ces parages, plus de cinq ou six semaines. Dans les premiers jours de novembre, l’équipage de la Germania vit le soleil disparaître pour trois longs mois sous l’horizon. Alors commença cette terrible captivité au sein de la nuit polaire et parmi des épouvantables tourmentes de neige.

Cet hiver de 1869 à 1870 se signala précisément par une série de tempêtes du nord, dont une entre autres dura, sans discontinuer, plus de cent heures avec une vitesse, mesurée à l’anémomètre, de 96 kilomètres à l’heure. Le thermomètre ne descendit pas toutefois au-delà de 32 degrés centigrades au-dessous de zéro. Au reste, même par les températures les plus rigoureuses, si les cabines sont soigneusement calfeutrées, si les abords du bâtiment sont bien défendus par des revêtemens artificiels de glace et de neige, on n’a nullement à souffrir du froid ; le malaise physique et moral vient surtout de l’impuissance d’observer à l’aise, pendant plus de quatre-vingt-dix jours, les phénomènes qui vous environnent et de cette longue immobilité au milieu de ténèbres sinistres, qu’illuminent seules ces étranges féeries célestes connues sous le nom d’aurores boréales. Au dehors, les masses congelées de tout âge et de toute provenance, poussées les unes sur les autres ; avec des bruits et des grincemens inimitables que les navigateurs appellent les « voix de la glace, » se soudent en vastes radeaux ou forment des entablemens pyramidaux que sculptent de gigantesques stalactites. Le navire néanmoins, bien abrité dans un havre ouvert du côté du sud et protégé vers le nord par un haut rempart de montagnes, peut braver ce choc effroyable d’élémens ; mais tout dépend, en cette occurrence, du choix plus ou moins heureux de la station. L’essentiel est que le blocus, qui assure la sécurité des navigateurs, demeure toujours infrangible et que nul ricochet n’atteigne le bâtiment ; la moindre rupture de la plaine de glace environnante, le moindre mascaret lui serait fatal ; le péril le plus redouté, c’est le voisinage de l’eau vivante.