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limites actuelles cette grande division qui va toujours se prolongeant et s’accusant davantage ; le projet de loi sur l’enseignement supérieur qui est actuellement soumis à l’assemblée de Versailles montre que nous marchons dans un autre sens. Cette division est assurément regrettable ; elle a des causes profondes qui tiennent à l’histoire et à la constitution de la société française. Je dois ajouter toutefois qu’il entre, à mon avis, une part d’illusion dans les espérances qu’on fonde chez nos voisins sur le pouvoir illimité de l’école. Celui qui a l’école ne possède pas encore pour cela dans ses deux mains l’avenir : il faut tenir grand compte, en matière d’éducation, de ce que le philosophe Herbart appelle « les collaborateurs occultes, » à savoir l’opinion publique, la presse, la vie privée, l’exemple des grands, la moralité des événemens. Ce n’est pas en Allemagne pour la première fois qu’on a eu l’idée de s’emparer par l’éducation des générations nouvelles ; mais, si l’on agit avec trop d’insistance sur l’intelligence de l’enfant, on court risque qu’il ne se révolte ou qu’il ne se dérobe par l’hypocrisie.

Je passe maintenant au second côté de la question, savoir l’action patriotique que l’enseignement peut exercer. Sur ce point aussi, nous sommes dans une autre situation que l’Allemagne. Le patriotisme n’est pas en France un fruit de l’école : il n’est pas descendu dans les masses par la littérature et par l’érudition ; il réside plutôt dans la conscience partout répandue d’un passé glorieux, dans le commun souvenir des grandes choses faites par la France en temps de paix comme aux époques de guerre. Ce sentiment est présent partout, et il n’est pas nécessaire que l’enseignement à tout instant vienne le réchauffer et le fortifier ; mais je voudrais qu’il l’éclairât davantage : les leçons de nos écoles ne font pas assez connaître la France ancienne et moderne, avec ses littératures successives, avec ses souvenirs de toute sorte, avec les gloires locales dont se compose la renommée du nom français. Au lieu d’ignorer le patriotisme de province, notre enseignement devrait s’y appuyer et s’en nourrir. — Quant aux idées d’équité et de fraternité humaine que le XVIIe siècle a répandues et dont notre instruction, en ses meilleures parties, est imprégnée, je ne crois pas qu’il y ait lieu de répudier cet héritage de nos pères. Laissons dire que l’éducation en vue du genre humain, telle que l’avaient conçue Rousseau et Pestalozzi, est une conception dépassée ou qui convient seulement aux petites nationalités. Tout en faisant à la patrie la part qui lui revient, nous ne renoncerons pas à ce qu’il y avait de vrai et de généreux dans l’esprit du XVIIIe siècle : on ne voit pas en quoi l’esprit qui prétend le remplacer lui serait supérieur.


MICHEL BREAL.