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allées ombreuses du voisinage. On lui a permis de laisser pousser sa barbe, ce qui fait qu’il n’est pas reconnu aisément des curieux, des visiteurs. A New-York, il est toujours populaire sous le nom familier du boss, le maître, le patron, et quand il y fut appelé en septembre dernier, pour être interrogé dans certaine enquête, ses anciens amis vinrent en foule le saluer, lui serrer cordialement la main. Les reporters des principaux journaux se mirent en campagne pour être admis auprès de lui, le faire causer, rapporter ses paroles. On sait comment se passent ces sortes d’interrogatoires, et avec quelle intelligence, quelle fidélité les rédacteurs attachés à ce service s’acquittent de leur mission. Il en résulta que la visite de Tweed à sa bonne ville de New-York fut un véritable événement dont toutes les feuilles publiques rendaient compte le lendemain.

Si ce dilapidateur des deniers de la ville a conservé ses fidèles partisans, ses ennemis acharnés ne le perdent pas de vue. Ceux-ci se sont armés des faits que nous venons de rappeler, et ont attaqué aussi sur d’autres chefs le département de charité et de correction. Ils ont manœuvré si bien que le maire de la ville et le gouverneur de l’état ont récemment déposé le board des commissaires et en ont nommé un nouveau. Ordre a été donné à ceux-ci que Tweed fût traité à l’avenir sur le même pied que les autres prisonniers ; mais c’est là une injonction difficile, paraît-il, à réaliser. Les journaux arrivés dernièrement de New-York racontaient tout au long ce débat, et annonçaient que l’on ne savait encore si le directeur du pénitencier s’était enfin décidé à soumettre au règlement commun le fameux prisonnier confié à sa garde.

L’acte de malversation prolongée dont Tweed s’est rendu coupable n’a étonné personne. Depuis quelques années, il est triste de le dire, de tels actes sont devenus communs dans toutes les administrations publiques aux États-Unis ; aujourd’hui on ne s’en émeut plus. Ni les démocrates ni les républicains ne sont à l’abri du soupçon, et ce sera un compte sévère que le général Grant aura à rendre devant l’histoire, surtout pour sa seconde présidence, d’avoir ainsi laissé se pervertir le sens moral dans toute l’étendue de l’Union. Au pouvoir, on devient sceptique, on apprend à mépriser les hommes ; trop nombreux sont ceux qui vous mettent à même de connaître le tarif de leur conscience. A Washington, peu de membres du congrès fédéral, depuis huit ans, peuvent se dire purs de tout compromis. Il nous souvient qu’en 1868 on citait tout haut dans les légations tel membre du sénat qui avait vendu sa voix au ministre de Russie. Il s’agissait de ratifier la cession du territoire d’Aliaska, qui venait d’être acheté par le gouvernement des États-Unis pour 35 millions de francs, et le tsar avait hâte de voir ses chers amis les sénateurs américains approuver le contrat.