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elle-même, comme ces belles têtes antiques dont les yeux sans. prunelles vous fixent et vous pénètrent de leurs regards d’aveugle. Elle ne daigne pas laisser tomber les yeux vers la terre, où elle a déchaîné tous les crimes, où Thyeste mange ses enfans, où Clytemnestre massacre son époux, où Oreste assassine sa mère, où Étéocle et Polynice s’entre-tuent. L’Épouvante, en tunique d’un violet très pâle dont la teinte se réfléchit sur sa face terrifiée, semble en proie à quelque horrible vision. La Pitié, vêtue de deuil, a l’attitude des suppliantes. Elle regarde l’orbe de la terre, sorte d’immense émeraude éclairée par un feu de Bengale bleu, qui roule dans l’immensité. La Fureur, l’œil injecté de sang, grimaçante, livide, portant en mains le poignard et la torche, fond sur sa proie comme un épervier. Cette figure, qui tombe toute droite, d’une seule pièce, la tête en bas, égale les plus hardis raccourcis des maîtres. La composition de ce tableau est bien ordonnée. La couleur est vive et harmonieuse dans une gamme très variée. On pouvait craindre, à l’exposition de l’École des Beaux-Arts, que la draperie noire de la Pitié ne fît trou dans la toile quand elle serait en place ; mais cette draperie a pris une certaine transparence dans les reflets qui l’éclaircit singulièrement.

Pour Thalie, le ciel s’est rasséréné. Il est d’un bleu ardent, à peine estompé par places de légers nuages blancs et roses comme le plumage des colombes. Thalie, drapée d’un pallium blanc frangé d’or, s’élance avec une gaie fureur du haut de l’empyrée. Dans la main droite, elle brandit une poignée de verges ; de la main gauche, elle précipite un grotesque, à masque de faune, et lui arrache la peau de lion dont il s’est affublé. Le faune roule en tombant comme un damné du jugement dernier. L’Esprit, tout en rouge, l’étincelle au front, — figure en raccourci, d’une étonnante hardiesse et d’un jet superbe, — lui darde une dernière flèche, tandis que l’Amour, un sourire moqueur aux lèvres, va à d’autres victimes. L’œuvre est en tout point réussie, la couleur claire et lumineuse charme, le dessin, si audacieux, surprend. Peut-être M. Baudry fait-il jouer un rôle singulier au Satyre en le transformant en Cassandre de comédie ou en traître de mélodrame. Dans la fable, le Satyre, tout laid qu’il soit, a une beauté étrange ; il trompe les autres et n’est pas trompé ; il bat les autres et n’est pas battu. Il effraie dans les bois les jeunes filles et les belles nymphes, mais il est craint plus encore des pères et des maris. D’ailleurs qu’importe ? M. Baudry n’a pas eu la prétention de faire un cours de mythologie. Un type de faune était nécessaire à sa composition ; il a eu raison de prendre ce type. Des fâcheux ont dit aussi que sa Comédie n’est pas la Comédie d’Aristophane, celle-là qui fustigeait si cruellement les Cléon, les