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gisant sur son lit, insensible, sans voix, sans connaissance apparente, nul ne saurait dire quels souvenirs, quels regrets, quelles craintes, quelles espérances, vinrent assiéger ou émouvoir son esprit vivant encore dans son corps moribond. Cette heure solennelle est celle des invisibles retours vers les croyances passées, l’heure des derniers repentirs et des derniers pardons ; mais nul non plus n’a le droit de faire parler le mystère de ces entretiens secrets entre l’âme et Dieu. Il faut s’en tenir à ce que l’on sait avec certitude, et rien ne donne à supposer que Sainte-Beuve soit mort dans des sentimens différens de ceux où il avait vécu durant les dernières années de sa vie.

Sainte-Beuve avait vu venir la mort, et depuis plusieurs mois il en mesurait les pas. Autrefois il avait craint au contraire d’être surpris par elle. « Avec la vie que je mène, disait-il en 1850 à son secrétaire, M. Octave Lacroix, je puis être frappé par un coup de sang. Vous veillerez à mes funérailles. Point de cérémonie ; une messe basse le matin à huit heures, à laquelle quelques amis assisteront. » Les années s’écoulèrent, et en 1855 il renouvelait cette recommandation à M. Jules Levallois. Avec les années, la messe basse disparut. Il avait publié de nouveau dans les Portraits contemporains l’article sur Daunou qu’il avait fait paraître en 1844 dans la Revue des Deux Mondes. Cet article contenait un extrait du testament de Daunou relatif à l’ordonnance de ses funérailles. « Après mon décès dûment constaté, disait Daunou dans ce testament, mon intention est que mon corps soit immédiatement transporté de mon domicile au Jardin-Louis, sans annonce, discours ou cérémonie d’aucun genre, avant neuf heures du matin. » Cette volonté ferme et simplement exprimée avait-elle produit impression sur l’esprit de Sainte-Beuve ? se piqua-t-il de ne pas montrer moins de courage dans le dédain des bienséances reçues et dans l’expression de ses convictions philosophiques que son compatriote et ancien protecteur ? Toujours est-il qu’on ne saurait méconnaître la ressemblance de préoccupations, presque de termes, entre le testament de Daunou et celui que Sainte-Beuve, déjà vaincu par les atteintes du mal, écrivait debout sur le coin d’une cheminée, en proie aux plus cruelles souffrances. « Je veux que mon enterrement soit purement civil, un enterrement sans pompe, sans solennité ; aucun insigne, aucune trace d’honneur. Je demande aux corps et aux compagnies auxquelles j’ai l’honneur d’appartenir de ne se faire représenter à mon enterrement par aucune députation, heureux et reconnaissant si des collègues et des confrères veulent bien individuellement accompagner mes restes. — Ma place est au cimetière Montparnasse à côté de ma mère. Je désire qu’aucun de mes exécuteurs testamentaires ne fasse