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ceux qui n’ont point mis leur idéal ailleurs, se traduit encore dans ce billet que je dois à l’obligeante communication d’un ami de ses dernières années : « Il est possible, cher ami, que l’humanité s’avance, mais ce n’est que parce que le sol s’exhausse, marche et avance lui-même ; les hommes en personne restent bien petits, bien sots, et toujours les mêmes qu’autrefois du temps de nos vieux moralistes. »

Ainsi le dernier article de sa foi lui manquait. A la place de ce progrès continu et indéfini de l’humanité, régénérée par une morale et une justice à base nouvelle, il ne connaissait plus dans les instans où il était sincère vis-à-vis des autres et vis-à-vis de lui-même qu’un double sentiment, le mépris des hommes et la saturation de la vie, — de cette vie dont il commençait à sentir que le germe était attaqué en lui. Depuis quelques années, Sainte-Beuve était atteint d’une infirmité cruelle dont moins qu’un autre il se dissimulait la gravité. Des souffrances aiguës furent supportées par lui avec un grand courage, et n’abattirent pas un seul instant l’indomptable vigueur de son esprit. Ni l’existence absolument sédentaire à laquelle il s’était condamné, ni les soins affectueux de ses amis, ni l’habileté des plus illustres praticiens n’avaient pu les adoucir et arrêter un mal dont il mesurait lui-même les ravages. De quel œil voyait-il arriver cette éventualité redoutable devant laquelle tant d’orgueilleuses convictions ont fléchi ? « Je me plonge stupidement et tête baissée dans la mort, disait Montaigne, comme dans une profondeur muette et obscure. » Stupidement et tête baissée ! tel est donc le dernier mot du scepticisme en face du grand problème de la mort, qui n’est cependant que celui de la vie. Silence et obscurité, telle est sa réponse à ceux qui frissonnent au bord de cette profondeur, et qu’une invisible main semble y précipiter. Sainte-Beuve en a-t-il trouvé une plus consolante, et ce rayon divin qu’il implorait autrefois est-il venu au dernier moment l’éclairer ? Rien ne saurait décourager sur ce point l’ardente charité de M. Morand. a Peut-on assurer, s’écrie-t-il, que sa dernière volonté ait été sa dernière pensée ? Les miséricordes d’en haut sont infinies, et l’homme qui a été le maître de prescrire à son corps de passer devant l’église sans y entrer s’est-il flatté d’être encore le maître de la prière au-delà du tombeau ? » Je n’aurai pas le courage de disputer cette dernière espérance à l’amitié de M. Morand. Oui, à cette minute suprême où l’âme, à demi dégagée des entraves du corps, commence à s’élever au-dessus de la terre, elle aperçoit peut-être une lumière, elle entend peut-être des accens qui échappent à nos yeux et à nos oreilles terrestres. Nul ne saurait dire en effet durant cette longue agonie où Sainte-Beuve demeura