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qui se clôt au contraire sur l’éclat d’un différend. Dois-je avouer que dans ce différend, dont l’opinion publique se trouve ainsi saisie, les torts me paraissent au moins très partagés ? Sans doute, Sainte-Beuve avait le droit de veiller avec un soin jaloux sur sa dignité et son indépendance d’homme de lettres, et c’était une prétention singulière que de vouloir le confisquer en quelque sorte au profit de la littérature officielle ; mais d’un autre côté cette attitude d’abord indépendante, puis frondeuse, puis enfin délibérément hostile, que Sainte-Beuve avait prise dès le lendemain en quelque sorte de son entrée au sénat, ne créait-elle pas une situation difficile à celle qui avait si fort contribué à lui en ouvrir l’accès ? Pour abaisser devant lui la barrière qui fermait l’entrée du sénat, elle avait eu à lutter contre plus d’un préjugé, à désarmer plus d’une méfiance. Elle s’était sans doute portée fort de sa fidélité ; elle avait répondu de cette nouvelle recrue. Puis, une fois qu’il avait été admis à bord du navire, et qu’il avait vogué quelque temps de conserve, les nuages s’étant amassés à l’horizon, la mer étant devenue houleuse, la tempête menaçant de faire rage, Sainte-Beuve quittait subrepticement le bâtiment, et révélait à l’ennemi le secret des dissensions de l’équipage. Il y a dans le langage sévère de la justice militaire un mot pour exprimer ces prudentes retraites, mot que dans la politique les partis se jettent parfois assez légèrement à la tête les uns des autres ; mais il faut convenir que dans ces circonstances le mot pourrait s’appliquer sans trop d’injustice à la conduite de Sainte-Beuve.

Il semble que Sainte-Beuve ait été en quelque sorte piqué au jeu par l’irritation que son passage au Temps avait suscitée dans les régions du pouvoir. Peut-être aussi se sentait-il encouragé par le regain nouveau de popularité qu’il recueillait non plus seulement dans la jeunesse tapageuse des écoles, mais dans le monde de l’opposition libérale. On se souvient des événemens qui ont marqué l’année 1869 et des modifications importantes apportées à la constitution de 1852 par ce fameux sénatus-consulte dont la mise en pratique loyale aurait peut-être sauvé l’empire et la France des calamités où l’année 1870 nous a précipités. Ce sénatus-consulte devait venir en discussion devant le sénat au mois d’août 1869. Sainte-Beuve était inscrit depuis longtemps pour prendre part à cette discussion. Le dernier jour, ses forces le trahirent, et il ne put se rendre à la séance. Si malade et proche de sa fin qu’il se sentît, il ne voulut pas laisser échapper cette dernière occasion de faire un pas plus avant dans la voie où il s’était engagé, et il envoya au Temps une sorte de canevas du discours qu’il avait l’intention de prononcer. Tous ceux qui ont conservé le souvenir un peu présent des épisodes qui ont marqué la lutte si ardente des