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succès, et il fit preuve, dans cette campagne entreprise à la poursuite de la faveur publique, d’une persévérance et d’une ténacité peu ordinaires. Le nombre des hommes de lettres qui s’étaient ralliés ouvertement au régime impérial n’était pas grand, et le prix d’une adhésion comme celle de Sainte-Beuve devait être vivement senti. Aussi le bruit n’avait-il pas tardé à se répandre que cette adhésion recevrait prochainement sa récompense. « Est-il vrai que vous allez être nommé sénateur ? demandait à Sainte-Beuve en 1855 un de ses secrétaires. — Ne me répétez jamais de pareilles sottises, répondit Sainte-Beuve en devenant rouge de colère. Croyez-vous que je veuille me déshonorer ? » Cette humeur indépendante ne l’empêcha cependant pas de recevoir successivement de la main de l’empereur le grade d’officier, puis celui de commandeur de la Légion d’honneur. Il y eut bien au début une petite difficulté : c’est que, Sainte-Beuve ayant refusé autrefois la décoration que lui avait fait accorder M. de Salvandy, il pouvait être considéré comme n’étant pas chevalier ; il fut convenu que le refus de Sainte-Beuve n’avait pu empêcher le décret de nomination de porter son effet, et qu’il avait été pendant plus de dix ans un chevalier de la Légion d’honneur contraint et forcé. Ces transactions donnaient donc à penser que l’ombrageuse fierté de Sainte-Beuve, si rudement exprimée à M. Levallois, s’apaiserait avec le temps, et qu’il envisagerait d’un œil plus philosophique la perspective de son élévation à quelque haute dignité.

Ce qui contribua encore à le familiariser avec cette idée en le rattachant à l’empire par un lien plus étroit, ce fut une relation suivie avec une princesse qui tenait de près au chef de l’état, et qui a permis naguère que les lettres à elle adressées par Sainte-Beuve fussent publiées sous le voile d’un anonyme transparent. Dans ces lettres, Mme la princesse Mathilde apparaît sous un jour qui sans doute n’a point surpris les personnes admises à l’honneur de son intimité, mais qui a révélé aux indifférens l’existence dans cette cour impériale assez frivole d’une femme distinguée d’âme et de sentimens, ayant l’esprit ouvert aux idées qui s’agitaient dans les sphères les plus hautes, infatigable dans sa bienveillance obligeante et dans sa charité discrète. À ce point de vue, la correspondance fait également honneur à Sainte-Beuve, qui se montre sous un jour peu connu. Lui aussi, quand la rancune ou la colère ne l’aveuglait pas, il était obligeant et charitable, non pas seulement de cette charité facile qui consiste à donner de son superflu, mais de cette charité plus méritoire et plus rare qui va au-devant des misères cachées pour les soulager par un service rendu à propos. Sainte-Beuve était capable de colère, de rancune, d’ingratitude, et partant de méchanceté ; cependant, par une contradiction assez fréquente, il était