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dessiner, où le personnage apparaît bien campé, dans l’attitude familière à ses contemporains. Ce n’est qu’à force de retouches qu’il se pique d’arriver à la ressemblance, et dans ces retouches ce qu’il s’applique à peindre avec un soin particulier, ce sont les taches et les difformités. Qu’il s’agisse de Racine, de Bossuet, de Frédéric le Grand, de Voltaire, de Mirabeau, jamais il ne se risque à tracer de l’homme un portrait d’ensemble. C’est tantôt sous un aspect et tantôt sous un autre qu’il l’envisage, dans telle partie de sa vie publique, dans telle relation de sa vie privée ; jamais il ne se hasarde à un jugement qui embrasse l’individu tout entier. Il aime mieux laisser au lecteur la responsabilité de se former ce jugement lui-même ; mais par l’abondance des documens qu’il lui fournit, par la multiplicité des impressions qu’il fait naître, il est parfois à craindre qu’il ne l’embarrasse au lieu de l’éclairer, et que le trait saillant, ce que M. Taine appellerait la faculté maîtresse, ne disparaisse sous la surcharge des coups de pinceau.

Sans compter ces défectuosités dans le procédé, la méthode critique de Sainte-Beuve telle qu’elle a été exposée par lui ne laisse-t-elle pas aussi un côté incomplet ? Cette enquête préalable qu’il institue ne saurait avoir pour unique but de rassembler des documens qu’on livrera en pâture à la curiosité publique. Ou c’est une œuvre frivole et vaine, ou son but principal est de préparer les élémens d’un jugement définitif et d’un arrêt ; mais cet arrêt, quels en seront les motifs ? Ce jugement, de quels principes antérieurs le fera-t-on découler ? S’il s’agit de l’homme lui-même, y a-t-il une morale certaine dont les lois soient constantes et immuables, et qui serve à mesurer ses actions ? S’il s’agit de ses œuvres, y a-t-il une science du beau qui participe de ce caractère absolu, et dont les préceptes, sans avoir la fixité des préceptes de la morale, doivent également régler nos appréciations ? ou bien la morale n’est-elle qu’une science de tradition, respectable par son ancienneté et son utilité sociale, sujette comme les autres sciences expérimentales à des modifications et à des évolutions successives ? Et l’esthétique de son côté n’est-elle qu’une ambitieuse création de quelques esprits raffinés s’enhardissant à donner une existence objective et une valeur absolue à leurs préférences individuelles ?

La réponse à ces hautes questions semble expirer sur les lèvres de Sainte-Beuve au moment où l’on pourrait croire qu’il va nous la donner. Après nous avoir promis de nous apprendre quel était son code, il ne nous révèle en réalité que ses procédés d’instruction ; quant au code lui-même, il continue à demeurer pour nous lettre close. Peut-être, si on l’avait serré d’un peu près, aurait-il fini par laisser échapper l’aveu qu’il glissait déjà en 1844 à la fin d’un de ses volumes de Portraits contemporains ; peut-être aurait-il trahi ce qu’il appelait