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d’avoir vu les Lamartine, les Hugo, les Musset d’un côté, les Guizot, les Thiers, les Cousin de l’autre, en pleine possession de cette vogue qui avait toujours été l’objet de son ambition. Il avait cependant le juste sentiment que la suite non interrompue de ses brillantes études, poursuivies depuis près de vingt ans, l’avait peu à peu fait sortir, non par une brusque secousse, mais par une ascension continue, de la région moyenne où il avait pu craindre de se voir éternellement confiné, et il se voyait à la veille d’arriver par une voie plus lente au premier rang. Peut-être, en acceptant de monter pour la première fois en France dans une chaire de professeur, avait-il présent à l’esprit le souvenir de ces cours fameux et populaires de la restauration, où la jeunesse se pressait en foule et dont l’ouverture et la suspension étaient des événemens politiques.. Il allait enfin se trouver face à face avec le vrai public, et il espérait que ce public allait consacrer son succès et son rang. On sait comment il fut reçu. L’accueil de son auditoire fut tellement hostile, et le professeur lui-même fut l’objet de manifestations tellement outrageantes, que le cours dut être suspendu à la deuxième séance.

Je n’ai garde de m’ériger en apologiste de ces leçons tumultueuses qu’un public souvent très mélangé se croit en droit de donner à certains professeurs, leçons toujours grossières dans la forme et souvent inspirées dans le fond par des sentimens peu équitables ; seulement il ne faudrait pas se laisser induire en erreur par la version que Sainte-Beuve et ses amis se sont par la suite efforcés de répandre. Sainte-Beuve se plaisait à croire et à faire croire qu’il avait succombé devant une coalition de rancunes littéraires que l’exercice indépendant de son métier de critique avait amassées contre lui. A l’entendre, il aurait été la victime d’une cabale d’auteurs froissés qui avaient saisi cette occasion de prendre leur revanche. Sans doute l’indépendance des jugemens de Sainte-Beuve avait dû ameuter contre lui beaucoup d’ennemis durant une carrière déjà longue, et il avait eu déjà, il devait avoir encore avec des auteurs contemporains des démêlés dont sa querelle avec Balzac est demeurée le plus célèbre ; pourtant un auditoire tout entier ne se compose pas d’écrivains mécontens, et ce n’était pas un sentiment de vanité blessée qui surexcitait cette foule si passionnément hostile. Ce qui l’animait contre Sainte-Beuve, c’était, il faut le dire, son attitude vis-à-vis du nouveau régime, attitude dont l’obséquiosité contrastait si étrangement avec son hostilité républicaine aux débuts du gouvernement de juillet et sa complaisance à la fin. L’accueil fait au professeur de poésie latine était une leçon adressée par lai jeunesse libérale à l’auteur des Regrets, leçon brutale sans doute et déplacée, mais qui fut d’autant plus vivement sentie par lui qu’elle était mieux méritée. L’amertume de Sainte-Beuve fut profonde, et