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l’état-major des salons, mais en réalité contre ses anciens amis littéraires et politiques, dont quelques-uns avaient été ses protecteurs. Le scandale de cet article attrista tous les amis de Sainte-Beuve, ceux-là même qui étaient le plus étrangers à la politique et qui avaient accepté sans trop de façon les bienfaits du nouveau régime. Pour s’édifier lui-même sur la gravité de l’acte qu’il venait de commettre, Sainte-Beuve n’aurait eu qu’à méditer la leçon contenue dans un des documens de son Histoire de Port-Royal. Lorsqu’au plus fort de la persécution dirigée contre les solitaires l’abbé de Rancé, soucieux de se dégager d’une amitié compromettante, se fut mis à couvert de tout danger en refusant à l’un des pères de Port-Royal l’entrée de son monastère, le modeste et doux Tillemont prit la plume et lui écrivit une longue lettre où je relève ce passage : « pourquoi vous déclarer contre des personnes que le monde n’aime pas, et ajouter de nouvelles douleurs à leurs plaies ? .. Quel air cela a-t-il, je ne dis pas parmi les saints, mais parmi ceux qui ont de l’honneur ? » Eh bien ! je demande à mon tour quel air cela avait-il, je ne dis pas parmi les libéraux, je ne dis pas parmi les hommes de parti, je dis parmi ceux qui avaient de l’honneur, d’élever ainsi la voix contre des vaincus au lendemain de leur défaite, de leur prodiguer la raillerie et presque l’insulte ? la parole perdue, tel était le mal dont, au dire de Sainte-Beuve, souffraient ses anciens amis. Comment, perdue ! c’était enlevée qu’il aurait fallu dire. Sainte-Beuve le savait bien. Il savait que pour répondre à cette brutale agression, qui eut les honneurs d’une reproduction dans le Moniteur officiel, ceux auxquels il s’était attaqué n’auraient pas dans la riposte les mêmes franchises qu’il avait eues dans l’attaque ; il savait que six mois à peine après la suppression de dix journaux, en plein temps d’avertissemens et de suspensions arbitraires, la moindre parole devait être pesée, la moindre vivacité faisait courir un danger. Dans ces circonstances, la publication de l’article des Regrets était une agression sans courage et sans péril, dont le souvenir a pesé lourdement sur la mémoire de Sainte-Beuve. Ses amis les plus fidèles n’ont même pas essayé de l’en disculper.

Cet article des Regrets marque en quelque sorte le point de départ d’une phase nouvelle dans l’existence de Sainte-Beuve. Le premier résultat fut de rompre ses liens, déjà singulièrement distendus, avec les salons élégans dont il avait goûté si fort l’intimité durant les dernières années du régime de juillet. Rien d’ailleurs ne l’y retenait plus. Mme d’Arbouville était morte, et cette irréparable amie, comme il l’appelait avec tristesse, ne pouvait plus lui renouveler le conseil charmant qu’elle lui donnait autrefois. « Ce qui est bon, lui disait-elle, ce qui est doux entre gens qui s’estiment, c’est de tenir à l’approbation morale jusqu’à concurrence de son