Page:Revue des Deux Mondes - 1875 - tome 7.djvu/570

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

semble, lui inspirer pour Chateaubriand, mort depuis un an à peine, sinon la bienveillance, du moins l’équité. On sait comment il l’a traité et comment, dans le portrait qu’il en a tracé, toutes les rides qui déparent cette grande figure sont si fortement marquées, toutes les taches mises dans une lumière si crue que la beauté et la noblesse originaires des traits disparaissent sous cette couche factice. On sait également avec quel acharnement il a poursuivi sa mémoire (comme s’il avait été piqué au jeu par les reproches) dans ses articles sur Chateaubriand romanesque et amoureux, sur Chateaubriand homme politique, sur Chateaubriand jugé par un ami intime. Ce fut le commencement et la première en date de ses vengeances sans qu’on puisse découvrir de quels affronts il croyait avoir à se venger ? sauf peut-être d’avoir occupé dans ce cercle brillant de l’Abbaye-aux-Bois une situation un peu effacée, et d’y être demeuré trop longtemps dans cette attitude un peu humble qu’il se plaisait à prendre au début, mais dans laquelle il n’aimait pas qu’on le laissât.

Sainte-Beuve dut aux préoccupations de l’opinion publique d’échapper à l’orage que son cours aurait assurément soulevé parmi les derniers survivans du cercle de l’Abbaye-aux-Bois, si ce cours avait été professé en France ; aussi, lorsqu’une fois parvenu au terme de sa campagne de Sambre-et-Meuse (comme l’appelait M. Quinet), il vint s’établir de nouveau à Paris au mois de septembre 1849 pour jouir du rétablissement relatif de l’ordre et pour partager les fruits d’une victoire à laquelle il n’avait pas contribué, il se trouvait contraint d’attirer de nouveau sur lui l’attention d’un public fatigué et repu d’émotions. Il lui fallait trouver un nouvel organe de publicité, d’où il pût s’adresser périodiquement à des lecteurs encore distraits pour forcer en quelque sorte leur attention, et pour ramener au culte des lettres des esprits qu’avait uniquement absorbés le soin de leur sécurité personnelle. Ce fut à cette époque que le docteur Véron, l’ancien impresario de l’Opéra, engagea Sainte-Beuve à entrer au Constitutionnel, qu’il dirigeait alors, et à écrire chaque semaine dans le numéro du lundi un article de critique littéraire. Sainte-Beuve accepta d’emblée cette proposition, qui avait de quoi effrayer un moins laborieux que lui, et ce fut au mois d’octobre 1849 qu’il publia son premier article.

Ce sera un jour un curieux sujet d’études que le lent développement de l’esprit critique depuis ses premiers bégaiemens et ses premières audaces dans Montaigne et dans Bayle jusqu’à son complet épanouissement dans cette seconde moitié de notre siècle, où il menace de tout envahir. Les Causeries du lundi apparaîtront comme le dernier terme et la dernière étape de cette marche ascendante ; mais, avant de marquer la place que cette œuvre devra