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vingt ans d’amertume, de ressentimens et de bile commence à se trahir et à se distiller. Il avait choisi pour sujet de son cours : Chateaubriand et son groupe littéraire. Ce choix était peut-être un peu prématuré. Chateaubriand venait à peine de mourir, et tout le monde devait craindre qu’il ne fût bientôt suivi dans la tombe par celle dont les soins affectueux avaient embelli les derniers instans de sa vie. Les relations de Sainte-Beuve avec Chateaubriand avaient été sinon intimes, du moins fréquentes et toujours respectueuses. Il avait été présenté à l’Abbaye-aux-Bois par M. Ampère durant cette période où M. Ampère s’était épris pour lui d’une de ces amitiés passionnées dont sa nature confiante était coutumière, et à laquelle Sainte-Beuve a si mal répondu. Avec quelle bienveillance Sainte-Beuve avait été reçu dans ce cercle exquis de l’Abbaye-aux-Bois, la lettre suivante adressée par lui à M. Ampère en 1836 va en témoigner. On y trouvera en même temps comme un écho de cette époque animée et brillante, hélas ! trop éloignée de nous[1].


« 15 juillet 4836.

« Mon cher Ampère,

« M. Lenormant m’a donné hier des nouvelles de la colonie de Dieppe et de l’agréable vie que vous y menez, des chants deux fois divins de Milton que vous y entendez, du travail de chacun (j’ai bien songé au vôtre, qui, j’espère, s’inaugure sous ces belles influences). Tout cela doit être en effet si charmant de près, si enviable et regrettable de loin, que, ne pouvant en jouir que par l’imagination, je veux du moins y être en quelque chose près de vous, y être mêlé du moins par mon nom prononcé, par un souvenir, et c’est vous que je charge de me rappeler un moment à votre illustre et aimable compagnie… B… et Fauriel sont les seuls de nos amis que j’aie vus, et nous avons dîné ensemble. Fauriel a déjà imprimé à peu près un volume de son Histoire, et il est dans les transes quand il pense aux trois autres volumes qui le menacent encore. B… n’a aucune de ces inquiétudes ; il sort d’un volume, un autre sera prêt dans quelques jours, et deux autres dans un mois ; il est dans l’aplomb du sage, heureux, et va voyager vers le Rhin. On a songé à l’Abbaye, pour remplacer Fauriel cette année qui vient (si les trois volumes le tiennent trop), à Quinet, après en avoir toutefois déféré à Magnin ; mais il aurait fallu ou il faudrait que Quinet consentît à descendre d’Ahasvérus, ou de Bonaparte à un essai de critique, d’histoire littéraire, qu’on pût présenter comme échantillon à la Sorbonne, qui agrée les suppléans, et il s’est cabré à cette idée. J’en ai parlé à M. Fauriel qui craint que, si Quinet ne s’y prête pas, ce ne soit impossible ; mais de meilleures influences qui ne cessent de favoriser

  1. Je dois cette communication à la compagne dévouée de la vieillesse de l’amie de Chateaubriand, à l’auteur des Souvenirs et Correspondance de Mme Récamier.