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mauvaise fortune, pour la richesse et pour la pauvreté, pour la santé et pour la maladie. » Ce sentiment de la solidarité nationale qui, grâce à Dieu, n’a pas fait défaut à notre France naguère si éprouvée, Sainte-Beuve n’en a jamais saisi la nature ni ressenti les effets. La manière dont bien des années après il s’est mis en scène lui-même à cette époque le démontre surabondamment. Dans un de ses volumes de Portraits contemporains, Sainte-Beuve a raconté une courte entrevue qu’il eut avec Lamartine le soir de la journée dite journée du drapeau rouge. Il avait pris rendez-vous ce jour-là avec quelques amis pour leur lire le premier chapitre du troisième volume de Port-Royal, et comme il se rendait tranquillement au lieu convenu, tout en sachant parfaitement que quelques heures auparavant le sang avait failli couler place de l’Hôtel-de-Ville, et que tout le parti de l’ordre était en armes pour repousser l’émeute, il fut arrêté dans sa route par le défilé des bataillons victorieux de la garde nationale, et il avait pris son parti de rentrer en se dérobant par une des petites rues qui serpentaient alors derrière l’Hôtel de Ville, quand tout à coup il se trouva face à face avec Lamartine, qui, épuisé par cette rude journée, se dérobait de son côté de l’Hôtel de Ville pour retourner chez lui. Sainte-Beuve a rapporté avec beaucoup de vivacité les courts propos qui s’échangèrent alors entre eux, lui exhortant Lamartine à tenir ferme et à tirer la société de l’abîme, Lamartine posant (c’est le mot dont Sainte-Beuve se sert) pour l’homme qui vient de faire cent discours et d’embrasser 100,000 hommes et conservant une confiance imperturbable dans la bonté des ouvriers de Paris ainsi que dans le repentir de Ledru-Rollin. Sainte-Beuve, en rapportant cette conversation, a manifestement entendu jeter une teinte de ridicule sur Lamartine, et il y aurait peut-être réussi, si en lisant ces lignes une réflexion ne se présentait à l’esprit de tout le monde : c’est que dans un jour comme celui-là il y avait peut-être mieux à faire, pour un homme de l’âge de Sainte-Beuve, que de donner lecture à ses amis du premier chapitre du Port-Royal, et qu’entre l’auteur dépité que l’émeute forçait à rentrer chez lui avec son manuscrit dans sa poche et l’orateur qui venait de dissiper cette émeute au péril de ses jours le ridicule n’est pas du côté de l’orateur. C’est ce sens du chevaleresque et même de beaucoup moins que le chevaleresque qui a toujours fait défaut à Sainte-Beuve. Dans le train ordinaire de la vie, cette infériorité de nature parvient à se dissimuler ; mais vienne quelque circonstance extraordinaire, et celui qui devrait s’en cacher l’étalera à tous les yeux avec d’autant plus d’ingénuité qu’il n’aura pas l’instinct de s’en défendre.

Comme si ce n’était pas assez de sa tranquillité perdue, Sainte-Beuve fut victime à cette époque d’une aventure assez désagréable