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de février. Sainte-Beuve n’avait point avec le régime de juillet de relations bien intimes. Il s’était tenu depuis quelques années dans une attitude demi-ralliée, demi-opposante, qui joignait pour lui aux agrémens d’une situation presque officielle ceux d’une popularité frondeuse ; mais il avait confiance dans la durée de ce régime, et il croyait pouvoir s’attendre à une longue suite d’années paisibles et laborieuses au sein d’une société qui lui plaisait. Qui sait ? peut-être ; sa pensée caressait-elle en secret l’espérance, si M. Molé revenait aux affaires, d’aller s’asseoir sur les bancs de la chambre des pairs ; à côté de Victor Hugo. Son imagination s’accommodait assez de ces tranquilles et grasses perspectives. Aussi la révolution de février fut-elle pour lui un coup de foudre, et il ressentit de cette chute subite un contre-coup dont ses sens ne se sont jamais bien remis. Les événemens qui suivirent n’étaient pas de nature à le rasseoir, et ce fut avec une horreur profonde qu’il assista aux combats qui ensanglantèrent les rues.

La vivacité de ses émotions a valu à Sainte-Beuve beaucoup de railleries et même d’injures. Un écrivain qui n’a pas coutume de se refuser le plaisir de l’insulte a écrit tout crûment qu’il avait eu peur, « une peur bleue ou rouge. » Il faut s’entendre sur le sens ; de ce mot. Si l’on veut dire par là ce sentiment de lâcheté physique qui fait frissonner la chair à l’approche d’un danger, je ne vois rien qui donne précisément le droit d’accuser Sainte-Beuve d’avoir cédé à un instinct de cette nature. Sans aller, comme certains de ses amis, jusqu’à faire de lui un héros, parce qu’il s’est battu en duel avec M. Dubois, un pistolet d’une main et son parapluie de l’autre, en accordant même que son imagination impressionnable lui grossissait assez volontiers les périls, et que son humeur pacifique ne le portait point à les braver, je ne trouve pas la preuve que d’aussi vilains mots soient applicables à son cas ; mais ce qui est certain, c’est qu’il avait acquis, en avançant dans la vie, un goût épicurien du repos, une horreur des émotions, un culte pour la tranquillité qui ne pouvait s’accommoder avec les agitations quotidiennes d’une société en révolution. « Le critique peut être un brave, a-t-il écrit quelque part ; mais en général ce n’est pas un héros. » Concevant d’une façon aussi modeste le caractère et le rôle du critique, rien ne devait lui être plus antipathique qu’un état de société où il était nécessaire, sinon d’être un héros ou même un brave, du moins d’envisager d’un œil calme l’éventualité de secousses quotidiennes ! et de périls inattendus ; le tort de Sainte-Beuve fut de ne pas comprendre que cette antipathie n’est pas de celles auxquelles on ait le droit de s’abandonner à son gré. Le lien mystérieux qui unit le citoyen à sa patrie est comme celui qui dans la liturgie anglaise unit l’époux à l’épouse : « je prends cette femme pour la bonne et pour la