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Hébron, 22-23 décembre.

Après quelques jours de repos à Jérusalem, nous nous laissons tenter par une excursion à Hébron. C’est une longue et fatigante traite de huit heures de cheval ; mais nous devons bien cet hommage au. tombeau d’Abraham. D’ailleurs cette ville exerce sur l’imagination la double fascination du lointain dans le temps et dans l’espace ; placée à l’extrémité de la Palestine et à la limite des solitudes arabiques, comme un port sur le désert, suffisamment préservée du touriste, elle se rattache aux souvenirs les plus reculés de l’histoire, aux premiers vagissemens de l’humanité.

Le consul de France, qui veut bien être des nôtres, nous offre le secours de ses tentes et de ses gens ; on organise la petite caravane et nous partons de grand matin pour aller déjeuner au couvent de Bethléem : après une nouvelle visite à la basilique et à la grotte, nous repartons pour nous arrêter aux Vasques de Salomon, à une heure de Bethléem. Ce sont trois immenses réservoirs, étages dans une vallée en pente, et qui alimentaient d’eau Jérusalem au moyen d’un aqueduc aujourd’hui rompu en maint endroit et hors de service. Une tradition invétérée rattache à ce lieu toutes les légendes poétiques du cycle salomonien qui nous est transmis par le Cantique des cantiques, l’Ecclésiaste et la Sagesse. Ici étaient la « Fontaine scellée, » le « Jardin fermé, » les vignes et les vergers arrosés par les piscines, les parterres de lis, de safran et de cinnamome que venait respirer la Sulamite en écoutant les conseils languissans des tourterelles, toutes ces retraites mystérieuses et fleuries, tout ce luxe délicat dont le grand roi avait fait, suivant la phrase charmante du Cantique, un tapis d’amour pour les filles de Jérusalem.

Singulière ironie de la légende, qui est venue placer dans cette gorge des tableaux rians et des images de volupté ! C’est aujourd’hui, comme toute la route de Bethléem à Hébron, le site le plus âpre et le plus sauvage, la solitude la plus désespérée que nous ayons peut-être traversée dans toutes nos courses de Palestine ; à ce point que les sévères montagnes de Moab, vêtues du moins de leur belle lumière rose, et sur lesquelles on a de fréquentes échappées par les échancrures des ravins, font un repoussoir presque riant à ce paysage. Comment croire que ce rocher exaspéré ait jamais porté des moissons et des fleurs ? Faut-il penser que cette terre, qui semble défier aujourd’hui tout effort du travail humain, s’est faite complice de l’abandon céleste, et a totalement modifié ses conditions essentielles ? Ou faut-il plutôt tenir compte des règles d’optique qui doivent toujours nous guider dans l’appréciation des hyperboles orientales ?