Page:Revue des Deux Mondes - 1875 - tome 7.djvu/558

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

sitôt sourire la verdure, les lianes et les herbes ; les mignonnes tourterelles de Syrie, au plumage gris-cendré relevé d’un collier brun, l’emplissent de vie et de bruit ; à la nuit qui monte dans le ciel redevenu serein, les grillons et les rainettes se mettent à chanter entre les pierres humides, et nous donnent l’illusion du printemps revenu.

Un bivouac de Fellâhins est pittoresquement placé derrière nous, sous les arches ruinées d’un aqueduc qui s’enlève en vigueur à la lueur de leurs foyers. Sur un ordre de notre cheik, une vingtaine de ces nomades viennent danser devant nos tentes le pas du sabre. Les hommes se tiennent par les bras avec des contorsions de hanches et fléchissent sur les jarrets en s’accompagnant d’éclats de voix gutturaux et monotones. Le coryphée brandit un large yatagan affilé et fait reculer ou avancer les danseurs en les menaçant de son arme suivant les figures. Pour nous faire honneur, il court sur nous et nous frôle le visage du fil de sa lame avec des gestes de sauvage : de longues dents blanches, des prunelles de fauve brillent seules dans le rire de cette face basanée, écrasée et bestiale comme celle d’un nègre. Avec ses postures féroces, sa physionomie qui trahit les instincts sanglans réveillés chez lui par ce jeu, mon Bédouin me rappelle l’esclave marocain de Regnault dans cette étrange toile qui a nom l’Exécution à Tanger.

Ce ballet improvisé en vaut bien un autre. Les hommes, uniformément drapés dans leurs grands manteaux striés de noir et de blanc, passent et repassent comme des ombres dans la flamme du feu de doum qu’ils ont allumé sur la colline. La lune éclaire un décor tel qu’aucune scène n’en montrera jamais, rendant toute leur valeur aux grandes lignes des plans successifs : le lac de verdure de Jéricho, les déserts de Juda et d’Engaddi, le mur sombre des montagnes de Moab fermant tout l’horizon du nord au sud, jusqu’à sa chute dans la mer Asphaltite, dont les reflets métalliques miroitent au loin par intervalles. Je savoure délicieusement la poésie pénétrante de ces mœurs entrevues, de cette terre mystérieuse, en écoutant l’assourdissant vacarme des chacals rôdant par bandes invisibles dans les halliers de la source. Demain matin, tandis que nous monterons à cheval pour rentrer à Jérusalem, nos moukres rouleront nos tentes comme d’habitude, et ce sera pour la dernière fois. Nous ne les regarderons pas faire sans un serrement de cœur. Que de saines joies ensevelies dans les replis de ces pauvres toiles, que nos regards fatigués ne chercheront plus le soir à l’horizon des plaines parcourues !