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où le bitume incrusté dans la marne blanche forme de bizarres dessins. Le mauvais temps nous empêche de nous baigner : nous ne pouvons que goûter cette eau viciée pour en constater la saveur caustique et insupportable. L’écume sulfureuse verdît nos bottes et rouille nos armes ; sur la peau, elle laisse un enduit gluant qui ne se détache qu’à grand’peine.

Il ne saurait entrer dans le cadre de ces souvenirs, qui vont redisant à leur fantaisie des impressions personnelles, de reproduire ici toutes les observations tant de fois faites et bien faites sur le lac Asphaltite, les propriétés funestes de son eau, l’analyse des parties qui fa composent, la constitution géologique de ses rives. Je me hasarderai encore moins à discuter les nombreuses hypothèses, mises en avant pour expliquer scientifiquement le phénomène qui a fait de la vallée du Jourdain, peut-être riante et fertile au temps des patriarches, ce lac désolé.

Nous nous éloignons de ce théâtre extraordinaire des vengeances célestes pour aller retrouver au Jourdain des scènes plus douces. Le galop de nos chevaux nous porte en une heure, dans le sable aux efflorescences salines, jusqu’à un gué du fleuve, à quelques kilomètres en amont de son embouchure, où la tradition place le passage des Hébreux et le baptême de Jésus. Le Jourdain, qui serait une rivière de troisième grandeur chez nous, court dans une large tranchée sablonneuse, au milieu d’une oasis de roseaux, de joncs, de tamaris, de saules, de mimosas, d’arbustes aux feuilles élégantes et tendres dont le nom m’est inconnu. Il roule sur un lit peu profond une eau bourbeuse, attiédie et troublée dans les marais de Huleh et le lac de Tibériade, depuis la grotte de Banias où nous l’avons bue à sa source glacée. Il a subi la loi de toute haute destinée, ce ruisseau de Dan que nous avons vu naître là-bas, au pied de l’Hermon, inconnu et sauvage, puisant son eau vierge aux nappes mystérieuses de la montagne. Depuis il a traversé les mers et les campagnes, il s’est fait une histoire illustre et poétique et commande la vénération des hommes ; mais à ce ; prix le flot bleu qui reflétait les choses du ciel a perdu sa limpidité, il a ramassé dans sa gloire la vase et le limon. Cette boue jaunâtre et attristée, qu’il traîne à regret au gouffre où elle va disparaître, vaut-elle, toute fameuse qu’elle est, la jeune grâce et l’espoir de la source sous les platanes qui se précipitait dans les vallées vers les horizons sans limites ?

Du moins elle arrête la pensée et entraîne le respect ? . Je ne sais rien de plus mélancolique que tous ces grands et touchans souvenirs oubliés par l’histoire sur ces rives solitaires, dans ces maquis où habitent seuls les sangliers, dont nous apercevons les foulées récentes sur les roseaux, et les Bédouins pillards qui s’y cachent en descendant