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le passage des fidèles venus de tous les points cardinaux, des mougiks descendant de l’hospice russe et traînant au Saint-Sépulcre leurs grandes bottes rougies par les neiges, des lépreux se lamentant en chœur aux portes de la ville. — Cette nuit encore nous resterons sous nos tentes, et nous aurons le courage de retenir nos curiosités si fortement éveillées : nous voulons profiter du beau temps qui nous favorise, de notre caravane tout organisée, pour faire le petit voyage de la Mer-Morte, du Jourdain et de Jéricho. Nous avons traité avec le cheik de la tribu de Fellâhins, qui habite la vallée du Jourdain et s’arroge sur ce pays une suzeraineté que les voyageurs doivent reconnaître en s’adjoignant pour escorte, moyennant une modique rétribution, quelques-uns de ses cavaliers. Le cheik nous -donne son fils, un jeune homme aux traits fins et doux, mais inintelligents ; il parait fort épris d’un fusil Lefaucheux de pacotille que lui a donné sa dernière pratique, un principicule allemand. On peut se fier à ces Arabes : le marché passé avec eux est toujours aussi sacré (leur intérêt en est le meilleur garant) que leur autorité sur la tribu est incontestée. Sous leur conduite, nous nous acheminons vers Bethléem, distant d’une heure de Jérusalem, et où nous ne faisons que passer, comptant y revenir à loisir durant notre séjour dans cette ville.

La route qui conduit en une demi-journée du village de la Nativité au couvent grec de Mâr-Saba, où nous allons coucher, est d’une étrangeté lugubre qui annonce les approches de la terre et de la mer de malédiction. Elle court sur des montagnes de calcaire marneux, par des sentiers en corniche au flanc des précipices, et nous livre des échappées de vue plus étendues, à mesure que nous avançons, sur quelque coin du lac Asphaltite. De ce côté du bassin, le regard ne trouve devant lui jusqu’à l’horizon qu’une mer de sable pierreux figée dans quelque tempête terrestre, un chaos de montagnes sans ordre, sans plan, sans stratifications régulières, pyramides inégales épaulées au hasard les unes contre les autres. Ce paysage de vagues solidifiées donne la sensation invincible d’une formation en dehors des lois lentes et habituelles de groupement. Sur toute cette surface bouleversée, pas une place verte, pas un indice de vie végétale ou animale : le « passereau de la solitude » du psalmiste y mourrait faute d’un brin d’herbe à dévorer. Les arides collines de Judée que nous avons traversées jusqu’ici, avec leurs chardons, leurs broussailles et leurs rares oliviers, étaient des vergers en comparaison des déserts de Mâr-Saba et d’Engaddi. C’est la désolation à son dernier degré d’horreur et de majesté. Le soleil brûle ces mornes avec une telle violence, malgré la saison, que la lumière, cette seule joie des terres arides, y devient presqu’une