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misérables rues de la bourgade, et nous voyons dans l’enclos du moine italien des bananiers chargés de fruits : le moindre effort serait ici récompensé par tous les trésors d’une terre impatiente de produire ; mais nul ne s’inquiète de le tenter. Dans la ville, aucune apparence de commerce, même le plus élémentaire, en dehors des denrées premières. C’est le caractère original et surprenant pour l’Européen de toutes les agglomérations de Palestine : chacun n’y est occupé que du développement de la vie religieuse sous la forme avec laquelle il la conçoit. Longtemps les Juifs ont eu ici une école, célèbre dans tout le moyen âge, qui avait succédé directement à l’autorité du sanhédrin après la ruine de Jérusalem : la synagogue de Tibériade était la Sorbonne du monde israélite, gardienne du dépôt des traditions, interprète officielle du Talmud : dans tous les ghettos d’Occident, on recevait avec respect les commentaires et les décrets émanés de ses docteurs illustres, Judas Hakkodech, Akiba et leurs successeurs. Les pauvres rabbins à calotte de fourrure que nous rencontrons n’ont conservé qu’un souvenir lointain de cette forte érudition, de cette dernière activité doctrinale du Vieux-Testament.

Nous allons visiter le padre qui garde la chapelle bâtie sur l’emplacement de la pêche miraculeuse, à ce qu’il affirme. Il nous raconte, à l’appui des récits évangéliques, que ce bassin, si calme d’apparence, est bouleversé durant la mauvaise saison par des tempêtes d’une violence incroyable. Le soir, le clapotis de la lame est encore assez fort pour bercer notre sommeil de sa voix sacrée, au fond de nos tentes dressées sur la grève, en dehors des murailles.

Deux barques exploitent seules aujourd’hui ce lac si poissonneux ; les successeurs de Pierre et d’André les poussent à l’eau demi-nus, comme c’était l’usage des pêcheurs d’après l’Évangile : prœcinxit se quia erat nudus. Nous en avons affrété une pour aller à la recherche de Capharnaüm. J’aurais voulu faire le tour entier du lac, qui mesure en chiffres ronds 20 kilomètres de long sur 10 de large ; mais il faudrait trois ou quatre jours pour en venir à bout avec les moyens nautiques désespérans dont nous sommes en possession. Nous nous abritons tant bien que mal à l’arrière de la lourde barque, sous un soleil de plomb, sans un souffle d’air pour soulever la voile : à l’avant, deux Arabes battent l’eau nonchalamment avec des rames informes, en rhythmant leurs mouvemens sur ce chant traînant et cadencé dont tous les Orientaux s’accompagnent dans les travaux pénibles : aujourd’hui encore le manœuvre syrien et le fellah d’Égypte soulèvent les pierres avec la même gamme plaintive qui encourageait les captifs de Babylone ou de Memphis bâtissant les tours et les pyramides. Nous mettons plusieurs mortelles heures pour remonter au