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des mains sans réserve. Le second acte nous a montré la vraie Rachel ; pas un coin du drame qui soit oublié, chaque note a son expression, et avec cela tous les premiers plans à leur place, de grands partis-pris dans les momens tragiques, du cœur et du style, et de l’autorité partout. La romance, vous croyez l’entendre pour la première fois. Au début, la passion se détache en toute vigueur et toute lumière : il va venir ! puis soudain la conscience parle, les troubles naissent, et la voix s’estompe dans un sombre pressentiment. Ainsi comprise, l’inspiration du musicien se transfigure, et vous vous étonnez de suivre avec cet intérêt un morceau qui naguère suait l’ennui : le soleil a passé par là. Mêmes nuances dans la cantilène suppliante du trio ; quant à la strette éperdue et s’emportant jusqu’à la frénésie, je n’y insiste pas, on sait quelle tragédienne est Mlle Krauss en ces occasions. Les bravos pouvaient éclater et les bouquets pleuvoir, le nouvel Opéra savait désormais qu’il tenait sa cantatrice.

Éclatant dès le premier soir, le succès n’a fait que grandir le vendredi suivant, lorsque la débutante est entrée en pleine possession du rôle et qu’elle a chanté les cinq actes ; Gabrielle Krauss fait de cette création d’Halévy une figure du plus grand art et la rattache à la famille élyséenne des types. Elle creuse, passionne, étend le tableau, ouvre des horizons ; vous pensez à la Rebecca d’Ivanhoë, et votre admiration s’accroît à mesure que vous confrontez ce que vous avez là devant les yeux avec les souvenirs qui vous sont restés, même des plus célèbres. La scène de la dénonciation publique au troisième acte, le duo avec la princesse Eudoxie au quatrième, la scène finale du bûcher, autant de stades qu’elle marque d’une empreinte léonine. Vous saisissez à chaque instant des intentions dont personne avant elle ne s’était douté : cette rage de jalousie ardente et sourde, cette furie de haine dans l’amour quand elle se perd pour entraîner son amant avec elle, les gradations infinies par lesquelles, de l’excès de la violence, elle arrive à l’apaisement, au pardon, ces récitatifs ignorés, ces répliques jusqu’alors inaperçues qui vibrent maintenant et vous communiquent l’horreur tragique, ce cri suprême : ô mon père, j’ai peur ! qu’elle pousse effarée et d’une voix qui s’étrangle en voyant les apprêts du supplice ! La Krauss ne se contente pas d’imprimer à cette physionomie de Rachel une sorte de caractère transcendant ; elle relève ici et là certains morceaux tombés en désuétude, par exemple le duo des deux femmes, que je citais tout à l’heure, inspiration banale d’une forme italienne démodée, car, ne l’oubliez pas, la Juive, par bien des côtés, prête à la critique ; disons que c’est le chef-d’œuvre d’Halévy, mais ne disons pas que c’est un chef-d’œuvre au sens absolu du mot. Cette partition, parfois grandiose, la seule en dehors des ouvrages de Rossini et de Meyerbeer qui remplisse aujourd’hui le vaste cadre de l’Opéra, — cette partition, pour se maintenir debout encore vaillamment, n’en a pas moins essuyé