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disposition les fonds nécessaires. Je partis donc pendant l’été de l’année 1873, retournant à Berlin après un intervalle déjà assez long en lui-même, mais que les événemens faisaient paraître beaucoup plus considérable. Au moment de passer la frontière, je me représentais vivement en quelle situation d’esprit je l’avais franchie autrefois. J’avais alors pour les universités allemandes un respect singulier : il me semblait que tout, dans ces grands corps, devait porter le caractère du désintéressement scientifique. Je me figurais volontiers que les professeurs, sans être pour cela moins attachés à leur pays, étaient placés au-dessus des rivalités de nation à nation, et que, voués à la recherche de la vérité, ils prenaient le progrès général pour seul objet de leurs efforts, pour seule règle de leurs jugemens. N’était-ce pas le plus grand de tous les Allemands qui avait dit que la haine nationale agit avec le plus de violence là où la culture humaine est le moins avancée, et qu’il est des régions de l’intelligence où l’on éprouve le bonheur ou le malheur d’un peuple voisin comme celui de sa propre patrie[1] ?

Quand je retournai en Allemagne au mois de juin 1873, il faut bien avouer que je n’avais plus ces illusions. Un caractère spécial de la dernière guerre, c’est que l’animosité chez nos adversaires ne paraissait pas diminuer, mais plutôt augmenter avec l’instruction : l’idée de la solidarité humaine s’effaçait derrière celle de la lutte historique des races. Il est trop vrai que les universités allemandes ont une grande part de responsabilité dans ce phénomène nouveau en Europe ; je n’oserais pas dire que cette intervention de la science germanique dans les affaires humaines aura pour résultat de la grandir aux yeux des observateurs impartiaux. On la plaçait à des hauteurs où en réalité elle ne se trouvait point, et dont elle a déclaré expressément qu’elle ne voulait pas : elle entend rester sur la terre et elle ne répudie aucune des passions qui divisent les hommes. Ce serait une entreprise assez inutile de dépenser son temps à regretter pour elle ce qu’elle ne regrette pas elle-même ; il vaut mieux essayer de comprendre comment elle est arrivée à prendre un tel caractère. Je me promettais d’en faire un de mes sujets d’observation. — L’enseignement allemand offre d’ailleurs, dans son passé et dans son présent, des particularités plus dignes d’envie : un développement des institutions et des idées non troublé par la révolution comme le nôtre, et non altéré par une administration centralisatrice, d’immenses efforts faits par les états et par les villes pour multiplier les moyens d’instruction, — une. variété d’établissemens longtemps favorisée par le morcellement du territoire, — des hommes supérieurs qui ont laissé leur marque dans les doctrines et

  1. Goethe, Conversations avec Eckermann.