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méditent depuis des centaines de mille ans ; mais les faits innombrables et laborieusement rassemblés seraient demeurés stériles comme le chaos sans l’imagination créatrice du génie. C’est surtout à cet égard qu’on peut dire que l’homme de génie est la conscience vivante de l’humanité, le lieu où elle se révèle et contemple l’idéal de sa propre nature. L’esprit humain est ainsi fait, on ne le changera pas.

M. George Ebers n’est pas un génie à la manière de Champollion ou de Burnouf : ce n’est qu’un égyptologue distingué, un fin connaisseur de l’antiquité orientale, un élégant écrivain d’un talent pittoresque. Une Fille de roi d’Égypte est une œuvre d’imagination, presque toute de fantaisie et de caprice érudits. Quand on songe au labeur immense que lui a coûté ce gros roman, bourré de savantes notes, on se prend à regretter qu’il n’ait point consacré ses forces à quelque livre d’histoire, soit par exemple à la continuation de ses ouvrages, l’Égypte et les livres de Moïse (1868), Par le pays de Gosen au Sinaï (1872), soit à la révision et au commentaire de la stèle d’Amenemheb, découverte par lui dans un hypogée d’Abd-el-Qournah (1873), soit à la publication de l’important papyrus médical qu’il a rapporté de la vallée du Nil, le papyrus Ebers[1], où peut-être retrouvera-t-on les six livres hermétiques relatifs à l’antique médecine égyptienne dont parle Clément d’Alexandrie.

C’est surtout en s’appliquant à l’histoire que les esprits à la fois exacts et synthétiques peuvent rendre d’éminens services. Mommsen, E. Curtius, M. Renan, en leurs histoires de Rome, de la Grèce et des origines du christianisme, l’ont prouvé avec éclat. L’imagination élevée et poétique, le sentiment obscur et profond de la vie, une érudition étendue, une critique d’intuition, je ne sais quel art délicat et sympathique de solliciter doucement les textes, voilà les qualités maîtresses de ces rares esprits. Qu’ils s’attardent et se complaisent au roman ou au poème, ce n’est guère probable. Dans l’histoire telle qu’ils la conçoivent après les grands écrivains de l’antiquité, il y a tant de fiction et de poésie !

Le roman historique et archéologique est en art un genre faux. Avec beaucoup de livres, de patience et de temps, qui ne serait capable d’en composer un ? L’observation sincère des mœurs et des idées antiques est presque toujours absente de ces sortes d’ouvrages. Je n’en excepte pas le Roman de la Momie de Théophile Gautier, la Salammbô et la Tentation de saint Antoine de M. Gustave Flaubert.

  1. Voyez Zeitschrift für aegyptische Sprache und Alterthumskunde herausgegeben von R. Lepsius (Leipzig), ann. 1873, p. 41, et 1874, p. 106.