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s’exécutent, et l’impôt rentre. Ceci d’ailleurs cesse d’être toujours vrai en dehors de la banlieue de la ville. Les tribus du Hauran, les villages druses ne paient le vergui (impôt foncier) que quand ils y sont contraints, et le percepteur risque de faire maigre recette quand il n’est pas soutenu d’un bataillon. Il faut dire que dans ce dernier cas il se rattrape avec usure. La sécurité n’est pas mieux assurée à deux journées de Damas. Les Bédouins du grand désert poussent leurs razzias jusqu’aux portes. Ces jours-ci, deux de nos commensaux à l’hôtel, officiers italiens en mission de remonte, ont cherché à gagner le Hauran : . à quelques heures de la ville, ils ont été dévalisés de leurs chevaux et de leur argent. Dès que les troupes turques cessent de tenir la campagne, les nomades reviennent comme des sauterelles refoulées un instant. En vain a-t-on essayé de les apprivoiser à la charrue en leur livrant des concessions de terre : las de ce travail servile, ils fuient bientôt leur propriété, en poussant devant eux leurs troupeaux de la pointe de leurs lances. Fidèle à la vieille loi que Jéhovah lui a faite, Ismaël retourne « planter ses tentes hors de la région de ses frères ; sa main est contre tous et la main de tous est contre lui. »

Nous aussi, nous nous décidons à reprendre notre course vagabonde et à retourner à nos tentes. Quand on a vécu quelque temps de cette vie active et changeante, où chaque heure apporte son imprévu, chaque soir son logis et son horizon nouveau, il faut qu’une ville ait de bien singuliers attraits pour qu’on se plie sans révolte aux habitudes monotones de l’auberge. D’ailleurs le voyageur est un être inconstant ; à peine a-t-il touché le but souhaité que son imagination court devant lui sur le chemin qui reste à faire. Voici les plaines du Jourdain, les monts de Palestine, Jérusalem, qui nous appellent. Rien ne nous retient plus ici. Je comprends que dans ces frais vestibules pavés de marbre, à l’ombre des orangers, au bord de la vasque limpide où, comme dit le poète,

Les robinets d’airain chantent en s’égouttant,


dans ces asiles sacrés où tout est repos et silence, excepté le murmure assoupi de la source et le gloussement du narghilé, je comprends qu’on se laisse surprendre un instant par l’anéantissement voluptueux du Turc, le kief d’Hassan dans Namouna ; mais l’homme d’Occident, qui ne peut atteindre à ce haut degré de sagesse animale, secoue bientôt cette torpeur et se lève, poursuivi par la voix qui crie toujours aux fils de Japhet : « Agis et marche ! »


EUGENE-MELCHIOR DE VOGÜE.