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l’apôtre sera sorti sans doute fort altéré de ces transformations ; mais quelle éloquence lui prête la scène du sacrifice ! La prière monte d’elle-même au cœur, grossie de pensées intraduisibles, à cette messe célébrée sur la montagne, dans une chapelle des catacombes, sous le dôme de ces arbres presque saints, entre les branches desquels brille à l’horizon l’éblouissant azur de la mer de Syrie !

Comme nous déjeunons autour d’un feu de branches odorantes, rendu nécessaire par le voisinage des neiges, un grand émoi se fait parmi nos gens ; c’est, me dit-on, le neveu de Karam, Essad-Bey, qui vient nous saluer, suivi de tous les hommes d’Éden. Voilà certes la plus heureuse fortune de pittoresque que j’aie jamais rencontrée dans mes voyages, et je renonce à en traduire l’effet. Entre les petits monticules où se pressent les cèdres, une file de deux cents cavaliers au moins, vêtus de costumes gracieux et éclatans, montés sur de superbes chevaux et brandissant leurs armes, se déroule successivement à nos regards. En tête marche le jeune cheik, moins désigné encore par la richesse de son costume, éblouissant de fines broderies de soie et d’or, que par l’étonnante noblesse de ses traits, qui révèlent une haute et vieille race. Essad-Bey Karam vient à ma rencontre, me serre cordialement la main et m’adresse la parole en français avec une assurance et une netteté surprenantes. Je le fais asseoir à notre feu, tandis que ses hommes entravent leurs chevaux, mettent leurs armes en faisceaux et se groupent en cercle autour de nous derrière les énormes troncs, attentifs et curieux. Quel peintre arrangera jamais un plus merveilleux tableau ? Le bey me parle longuement, avec effusion, des affaires et des sentimens de son peuple, de Karam le proscrit, de son inaltérable dévoûment pour la France. Il faut croire qu’il dit vrai, car les grands yeux et les figures loyales de tous les assistans expriment le même sentiment de vive sympathie. Nous sommes profondément touchés de retrouver dans ces montagnes perdues le nom de notre malheureuse patrie si honoré et si béni. Le cheik nous supplie d’accepter l’hospitalité chez lui, à Éden, dans cette populaire maison de Karam, ouverte, comme autrefois nos demeures féodales, à tous les hommes de la nation. Des motifs de réserve me forcent, hélas ! de refuser cette occasion si intéressante d’études. Tandis que je me promène avec mon noble visiteur sous les cèdres et que le jeune fils du Liban me montre avec orgueil les gloires de sa montagne, ses compagnons forment une immense ronde et dansent en chantant des refrains arabes, entremêlés de couplets en l’honneur de la France. Les vestes bleues, écarlates, étincelantes d’or, les amples charwals et les tarbouchs passent et repassent dans la sombre