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Chien), on quitte un moment la grève au pied des montagnes ; on gravit une étroite corniche taillée dans le rocher, surplombant la mer, sauvage et ardue, où bâille un pavé de dalles antiques, disjointes et brisées. C’est un reste de la voie romaine, qui continuait elle-même une route bien plus ancienne, la route de l’invasion, par où les armées asiatiques venaient se reposer de leurs fatigues au soleil de ces belles plages, qui exerçaient sur elles la même fascination que les vallées italiennes sur les hordes barbares du moyen âge. Toute l’antiquité armée a passé là, comme en font foi les archives de cette curieuse route, conservée sur les rochers dans lesquels elle est taillée : des stèles creusées l’une à côté de l’autre dans la paroi de pierre offrent les restes d’inscriptions de toutes langues et des emblèmes de tous les conquérans qui ont fait halte entre deux batailles dans le vallon du Nahr-el-Kelb. Comme dans les auberges les voyageurs écrivent leurs noms sur un livre, tous ces terribles touristes ont eu la fantaisie d’inscrire le leur sur ce rocher. Voici d’abord les aînés des maîtres du monde, les pharaons antérieurs à Moïse, déjà vainqueurs de la vieille Phénicie ; les cartouches des Touthmès et des Rhamsès sont encore visibles, depuis trente ou quarante siècles que le bât des chameaux use en passant leurs hiéroglyphes ; puis les conquérans assyriens venus de l’Euphrate, les Téglat-Phalasar et les Nabuchodonosor, figures hiératiques, reconnaissables à la mitre et à la longue robe des rois de Ninive. Après eux viennent les Romains avec leurs pompeuses épigraphes ; Marc-Aurèle, un sage pourtant, parle de lui sur une pierre au milieu de tous ces soldats. Les premiers califes arabes ont signé aussi de leur vieille écriture koufique sur cette mémorable page ; enfin une inscription datée de 1860 rappelle le passage de l’armée française, venue, elle, pour une cause de civilisation et de justice.

Après avoir traversé le fleuve du Chien sur un pont d’une seule arche, nous reprenons la plage, au pied des éminences qui portent les villages de Ghazir et d’Antoura, jusqu’au Nahr-Ibrahim, le fleuve d’Adonis, et nous atteignons Djébeil à la nuit tombante, tandis que la lune se lève sur les mers d’Égypte avec cette belle et douce couleur de vieux vermeil qu’elle prend au crépuscule.

A gauche du petit village et près de la mer, deux formes blanches luttent avec l’ombre ; ce sont nos tentes, et nous éprouvons pour la première fois cette sensation de repos et de sécurité, récompense d’une journée de fatigue, qui nous deviendra si familière et que connaissent bien tous ceux qui ont voyagé de même, quand l’œil cherche avec impatience et discerne avec joie dans la nuit le cône blanc de la maison qui fuit chaque jour devant vous. Aujourd’hui la tente du voyageur en Syrie est devenue un confortable logis, plein de petites recherches ; notre drogman jouit du coup de théâtre qu’il