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Tous ces jours-ci, nous avons parcouru la ville, visité les Pins, triste et monotone promenade où de longs pins écimés sortent seuls du sable rougeâtre, dormi le soir au bruit aimé de la mer déferlant contre les assises de la tour de Fakhr-ed-Din, organisé notre caravane, rendu visite à ces amis de quelques jours qui nous ont si cordialement accueilli à Beyrouth. La plupart des Maronites d’une certaine classe sont sortis du collège des lazaristes à Antoura ou de nos écoles européennes ; je ne saurais dire combien j’ai été charmé par leur distinction d’idées et de manières, par cet heureux mariage de la culture occidentale et de la noblesse naturelle aux races arabes. Le peuple maronite est, de tous les élémens qui composent la société syrienne, celui qui s’impose tout d’abord à l’étranger par la séduction de ses qualités et même de ses défauts. Ils rappellent par bien des côtés le génie grec, ces Arabes, jouets d’une imagination qui grossit toutes choses, avides de merveilleux, d’histoires et d’aventures prestigieuses, se plaisant aux manifestations théâtrales et aux ovations tumultueuses, crédules à toute parole ardente, faciles à toute apothéose, amoureux de toutes les luttes, surtout de celles des armes, impatiens de tout joug et soucieux de changement. Surtout le trait distinctif des Maronites, comme de toutes les races chrétiennes de Syrie et de Palestine, ce qui les sépare des musulmans et me fait les comparer aux Grecs, c’est une personnalité débordante, une conviction sincère que le monde a les yeux fixés sur leurs moindres faits et gestes, les oreilles tendues à leurs moindres récriminations, et qu’un coup de fusil tiré dans la Montagne fait autant de bruit en Europe que le canon de Sébastopol ou de Sadowa. Ils puisent dans cette foi naïve l’obstination que la vanité ajoute toujours aux passions humaines chez les peuples comme chez les individus.

La pacification qui a suivi les déplorables événemens de 1860 n’a pu étouffer toutes les étincelles qui couvent dans ce foyer mal assoupi. Les haines et les défiances veillent encore toutes chaudes : à la cause la plus légère, à la moindre rixe, on sent passer dans toute la montagne des frissons de colère et de terreur. Il faut voir comme toutes ces têtes ardentes fermentent et flambent. Le voyageur européen qui apporte ici nos idées modérées et rassises se croit tout d’abord dans une maison d’aliénés. Je me prends à penser parfois, dans ce milieu si nouveau, que telle devait être l’atmosphère de notre XVIe siècle et de nos guerres de religion ; en assistant aux emportemens provoqués par les mêmes mobiles, je comprends mieux tout ce qui m’étonnait dans les récits fiévreux de Montluc ou de d’Aubigné. Tel est l’attrait et le bénéfice des voyages de nous donner souvent dans le présent la leçon du passé ; et tant il est vrai que le temps ne coule pas d’une façon uniforme, qu’il se