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monticule isolé. Ces souvenirs dominent de beaucoup tous les autres ici. Que n’est-il resté aux apôtres de notre temps quelque chose de ces persuasions toutes-puissantes et merveilleuses qui jetaient aux pieds du converti les populations entières de l’Asie ? Je vais y songeant longtemps, tandis que mon cheval se fraie difficilement un chemin dans les roseaux du Caystre. Cependant le crépuscule se fait, et la lune monte lentement entre les sommets du Coressos et du Prion : magna Diana Ephesiorum.

Il faut, au sortir du stade, remonter dans l’odieux wagon, après avoir lunché avec du pale ale chez un juif anglais ! Nous nous retrouvons à Smyrne, assez morne et silencieuse ce soir malgré les fêtes de l’ouverture du ramazan. Ce peuple grave ne connaît pas nos saturnales du mardi gras : pour montrer sa joie, il illumine ses temples. Nous cherchons longtemps la fameuse rue des Roses, et j’épuise vainement tout mon grec de la décadence sans la découvrir, jusqu’à ce qu’un Français me l’indique en m’expliquant que de son vrai nom elle s’appelle odos Kopriès, « rue du fumier. » Je crois bien qu’on ne m’entendait pas ; mais qui se serait douté d’un pareil euphémisme ?


Rhodes, 4 novembre.

Après avoir remonté le golfe de Smyrne et tourné le cap Kara-Bournou, le paquebot s’est engagé dans le boghâz (canal) de Chio pour mouiller à la nuit devant cette île. Quelques pêcheurs chiotes viennent vendre à bord du mastic[1] et du glyco[2], doux commerce de cette terre indulgente, qui vit du suc de ses fruits et de ses fleurs. Groupés sur le pont, à la lumière de leurs lanternes, avec leurs figures en bec d’aigle, leurs haillons colorés et leur marchandise odorante dans des pots de verre rouges et blancs, ils crient et gesticulent au grand scandale d’un pasteur américain. Ce pieux voyageur se rend en mission à Jérusalem : debout dans une longue robe de chambre à ramages, cravaté de blanc, la physionomie triste et le regard mystique, il feuilleté sa Bible à la lueur d’une bougie et pose pour Rembrandt ou Holbein, comme les Grecs pour Delacroix. Un peu plus loin, le patriarche d’Antioche, qui revient du synode de Constantinople, est assis dans un grand fauteuil. Ce vieillard, vêtu et coiffé de noir, à longue barbe blanche, aux traits émaciés, au regard atone, raide et solennel comme une mosaïque byzantine, est réellement imposant dans son immobilité pontificale ; en revanche, ses deux acolytes sont très remuans, très bavards et très sales. Ils

  1. Gomme résineuse dont les Orientaux font un grand usage.
  2. Confitures que les Grecs des îles préparent avec des fleurs d’oranger, de citronnier et surtout de roses.