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Mme d’Arbouville et sa douce influence introduisaient d’assez sensibles modifications dans les habitudes de Sainte-Beuve. Il devint peu à peu l’hôte assidu des trop rares salons où l’ancienne société légitimiste de la restauration se réunissait avec celle que le gouvernement de juillet avait portée au pouvoir. On le voyait aimable et poli chez M. le comte Molé, chez Mme de Boigne, chez le chancelier Pasquier ; il pénétrait même dans ces salons plus exclusivement doctrinaires dont il parlait avec tant de hauteur au lendemain de la révolution de 1830. Dans les uns comme dans les autres, il était apprécié à sa haute valeur, et il se trouvait probablement mieux à sa place au sein de ce monde élégant et raffiné que dans celui de ses anciens amis du cénacle.

Pour mieux se rendre agréable dans ce milieu nouveau, il savait mettre en jeu ses talens et ses relations d’homme de lettres. Il adressait des sonnets à la duchesse de Rauzan. Au château du Marais, chez la marquise de La Briche, belle-mère de M. le comte Mole, il payait sa bienvenue par des vers adressés à la fontaine Boileau, dans lesquels il insérait quelques complimens sur la blonde chevelure de la jeune fille, « orgueil et cher appui de l’antique maison, » qui porte aujourd’hui avec grâce et dignité un autre nom non moins illustre. Il s’associait aux joies intimes de cette aimable famille, dont il célébrait l’accroissement dans des vers qui sont demeurés inédits et qu’on me permettra à ce titre de citer ici :


Nous n’existons vraiment que par ces petits êtres
Qui dans tout notre cœur s’établissent en maîtres,
Qui prennent notre vie, et ne s’en doutent pas,
Et n’ont qu’à vivre heureux pour n’être pas ingrats.


Il avait si bien pris ses habitudes dans cette hospitalière demeure du Marais, qu’en 1847 il avait loué une petite maison dans le village afin de pouvoir travailler et dîner chaque jour au château. Il prêtait aux jeunes femmes que de pareilles confidences pouvaient intéresser certaines lettres que George Sand lui avait adressées peu d’années auparavant au plus fort de ses orages et où elle épanchait dans le sein d’un ami qu’elle croyait discret toutes les amertumes de son cœur. Ces lettres circulaient ainsi de boudoir en boudoir, contenues dans une large enveloppe sur le dos de laquelle Sainte-Beuve effaçait à peine le nom des femmes auxquelles il les avait successivement envoyées. En un mot, Sainte-Beuve vécut durant ces années qui suivirent son retour de Lausanne et de Rome d’une existence régulière, contenue, mondaine, qui jusque-là n’avait guère été dans ses habitudes. Notre génération n’a pas connu ce Sainte-Beuve de salon et de château, bien différent de celui qui