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de Sainte-Beuve. Il se retrouvait presqu’à chaque leçon au pied de la chaire, et sa présence devait intimider les jeunes gens et les jeunes filles qui avaient fait de cette salle de l’académie de Lausanne un lieu d’innocens rendez-vous. Nul doute que ces graves sujets de la grâce, du salut, de la direction intérieure, qui le matin avaient formé l’objet de la leçon de Sainte-Beuve, ne fussent agités de nouveau le soir dans les entretiens de ces deux hommes que des circonstances inopinées avaient réunis sur ce petit coin de terre, asile privilégié de tant de nobles esprits. Quel spectacle est d’ailleurs mieux fait pour incliner l’âme à des pensées sévères que celui de cette nature, austère dans sa grâce et froide dans sa beauté, dont les contours n’ont point cette mollesse, la lumière cet éclat, l’air cette douceur, qui sous le ciel de l’Italie font aimer la vie et oublier la mort ! C’est ce même aspect du lac et des montagnes qui, entrevu au lever du soleil par M. Jouffroy des sommets du Jura, inspirait à son souvenir ce magnifique passage sur « le langage mystérieux que parle la création, et que le pâtre dans sa solitude écoute et comprend mieux que le philosophe et le poète. » Ce langage mystérieux, Sainte-Beuve était capable de le comprendre, et M. Vinet était digne de l’interpréter. M. Vinet avait pris d’ailleurs une part trop éminente à ce mouvement de renaissance religieuse au sein du protestantisme qu’on a appelé le réveil, il avait trop l’âme et le tempérament d’un apôtre pour ne pas essayer de gagner à sa foi, à ce christianisme individuel dont il avait fait sa doctrine, l’âme mobile et impressionnable dont il recevait les épanchemens. Il trouva dans Sainte-Beuve un auditeur respectueux, sympathique, ému. Trouva-t-il jamais autre chose ? M. Vinet le crut, et il laissa entrevoir son espérance dans un article où il rendait compte de l’impression produite à Lausanne par le cours sur Port-Royal. Une connaissance plus exacte de son nouveau catéchumène l’aurait gardé de son illusion. La nature d’esprit de Sainte-Beuve devait toujours le tenir éloigné autant des formes que des doctrines de la religion protestante. Il avait, il le disait lui-même, la sensibilité chrétienne, c’est-à-dire que la doctrine de l’Évangile parlait à son cœur ; mais dès qu’on s’adressait à son raisonnement, son esprit invinciblement critique faisait le tour du système qu’on lui proposait, et en découvrait le point faible. Or il était impossible de prétendre convertir Sainte-Beuve au protestantisme sans l’inviter au raisonnement, puisque c’est sur la base de la conviction raisonnée que repose l’édifice théologique aujourd’hui si ébranlé de la religion protestante. C’était introduire du premier coup l’ennemi dans la place, et l’esprit d’analyse dont Sainte-Beuve, dans ses lettres à l’abbé Barbe, signalait en lui l’éveil devait détruire tous les effets