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Lamennais ne pouvait manquer d’être sensible à ces reproches, dont quelques-uns étaient assez mérités. Une rude leçon d’orthodoxie lui était adressée par celui de ses disciples dont il devait le moins l’attendre. Tous ceux en effet qui à cette date se sont séparés de Lamennais pour demeurer fidèles à l’église n’ont eu à son égard ni une parole de reproche, ni un mot d’amertume. Sainte-Beuve se montrait plus sévère au nom de sa foi chancelante que d’autres au nom de leur foi éprouvée. Leurs relations se ressentirent profondément de ce dissentiment. Sainte-Beuve a beaucoup réclamé contre certain passage d’un livre de M. le pasteur Peyrat intitulé Lamennais et Béranger, où il est question d’une rencontre qui, assez peu de temps après l’article sur les Affaires de Rome, aurait eu lieu, place de l’Odéon, entre Lamennais et Sainte-Beuve. « Sainte-Beuve, racontait Lamennais, a d’abord balbutié je ne sais quoi, puis, tout interloqué, il a baissé la tête. » A quoi Sainte-Beuve rétorque assez vertement : « Je ne me souviens pas de la mine que je pus faire, car on ne se voit pas soi-même ; mais si réellement je parus embarrassé, comme cela est fort possible, ce dut être pour lui et non pour moi. » Ainsi devait finir dans l’aigreur et dans les sentimens d’une sévérité réciproque une relation si tendrement commencée, Lamennais reprochant à la critique de Sainte-Beuve « de n’être que du marivaudage, » Sainte-Beuve reprochant à Lamennais « ses versatilités éclatantes. » Il avait suffi pour les délier l’un et l’autre (suivant l’expression favorite de Sainte-Beuve) d’un froissement tout personnel, parce que toute personnelle aussi était leur relation. Le directeur ayant failli mener à mal son pénitent, la confiance étant irrévocablement perdue, l’attache devait se rompre, et elle se rompit.


II

Bien que les théories sociales et politiques de Lamennais aient visiblement attiré Sainte-Beuve, ce qui ne cesse cependant de le préoccuper, c’est, suivant ses propres expressions, « le christianisme envisagé par le côté purement intérieur et individuel, par le point de vue du salut de l’âme et des âmes prises une à une. » Il est homme, il aime, il souffre, et il continue de demander à la religion ce qu’il lui demandait au début de cette période d’agitations morales qui date de sa liaison avec Victor Hugo, c’est-à-dire de le guérir et de le diriger. La disposition qui domine chez lui et qui persiste au travers de ses évolutions intellectuelles est une disposition amoureuse et mystique ; elle se traduit avec une intensité