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fut cependant choqué de quelques lignes qui contenaient à l’adresse du pape Grégoire VII une imputation tellement injurieuse qu’elle lui parut absolument incompatible avec le caractère sacré de Lamennais. Sainte-Beuve prit bravement son parti : il effaça ces quelques lignes, mit à leur place une rangée de points et envoya le manuscrit ainsi modifié à l’impression. L’ouvrage a toujours été imprimé ainsi depuis sans que Lamennais parût comprendre la leçon, peut-être même sans qu’il s’en soit jamais aperçu. Était-ce le critique choqué d’une faute de goût, était-ce le catholique froissé dans ses sentimens qui donnait si finement à Lamennais un avertissement dont celui-ci, mieux inspiré, aurait pu profiter ? Sans doute le premier ne laissait pas que de raffiner quelque peu les impressions du second ; mais à cette date Sainte-Beuve n’avait pas encore renoncé complètement à la conciliation dont désespérait déjà Lamennais, et il souffrait de voir, suivant la belle comparaison de M. Renan, que ce fut la main du prêtre qui levât la hache contre la statue encore respectée du dieu. En 1836, lorsque parurent les Affaires de Rome, la scission entre Sainte-Beuve et Lamennais s’accentue et dévient plus visible. Après avoir marqué dans un style d’abord un peu embarrassé la position qu’il entend garder, après avoir commencé par dire, en comparant M. de Lamennais à une comète, que l’astre voyageur a continué de marcher, et qu’il a dépassé le zénith, où lui, Sainte-Beuve, est demeuré, peu à peu il s’enhardit et parle d’un ton plus ferme à celui vis-à-vis duquel il est resté si longtemps dans l’attitude d’une humilité respectueuse. Il ne lui cache pas que, s’il avait pris le parti d’obéir à la défense de Rome et de garder le silence, « ce résultat n’aurait pas été aussi déplorable et aussi infertile que l’illustre auteur l’avait jugé. » Bientôt sa voix s’anime et va jusqu’au reproche. « Quoi ! dit-il, vous, apôtre par excellence, vous l’homme de la certitude, prêtre fervent qui ne cessiez de nous exhorter,… est-il bien possible que vous abdiquiez brusquement de la sorte, et cela vous était-il permis ? Rien n’est pire, sachez-le, que de provoquer les âmes à la foi et de les laisser à l’improviste en délogeant… Combien j’ai su d’âmes espérantes que vous teniez et portiez avec vous dans votre besace de pèlerin, et qui, le sac jeté à terre, sont demeurées gisantes le long des fossés[1]… L’opinion et le bruit flatteur et de nouvelles âmes plus fraîches, comme il s’en prend toujours au génie, font beaucoup oublier sans doute et consolent, mais je vous dénonce cet oubli, dût mon cri paraître une plainte. »

  1. Sainte-Beuve donnait dans la conversation une forme plus plaisante à cette même pensée en disant : « Lamennais a conduit la voiture dans le fossé, puis il nous a plantés là après avoir eu soin de souffler la lanterne en s’en allant. »